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20/03/2016

Les dessins d'Antonin Artaud opus 2

 Geneviève Breerette : Vous parliez du voyage d'Irlande. C'est de cette époque que datent les "sorts", ils ont une qualité plastique étonnante. 

Paule Thévenin : Artaud les reconnaît comme oeuvres, comme dessins. Il l'a dit : "Les premiers dessins que j'ai faits étaient des sorts." L'écriture y est recouverte par le dessin et par la couleur, et comme si c'était insuffisant, en négation même de cette écriture et de ce dessin, la feuille est brûlée par endroits. Le feu est l'élément de santé dans cette affaire. En brûlant à la fois l'écriture et le dessin, l'objet se détruit lui-même.

G. B. : D'où viennent ces "sorts", la découverte des signes ?

P. T. : D'une certaine manière, la peinture, le signe ont toujours été présents chez Artaud. Nombre de ses textes font référence à des peintres ou à des oeuvres peintes. Et peindre, qu'est-ce donc, sinon faire jaillir les signes et la couleur sur une toile ? Mais c'est surtout lors de son voyage au Mexique, en 1936, que les signes prennent pour lui une importance accrue.

Au cours de son expédition chez les Tarahumaras, non seulement il découvre des paysages qui lui rappellent les nativités de hautes époques, mais une nature peuplée de signes. Partout, sur les rochers, sur les arbres, sortant du corps des participants pendant les cérémonies rituelles, les signes symboliques se reproduisent devant lui, des lettres énormes sont inscrites sur la montagne ou apparaissent dans l'air, formant un fantastique alphabet. Ces signes, on les voit apparaître dans des lettres qu'il écrit en 1937, surtout celles d'Irlande, puis dans les sorts, enfin dans la plupart des dessins qu'il exécute à Rodez. Ces dessins sont un monde de signes.

G. B. : Lorsqu'il est revenu à Paris, Artaud n'a plus dessiné que des portraits. Votre portrait, vous avez vu Artaud le dessiner ?

P. T. : Oui, en partie. Il a été fait en deux temps. A la maison, où il venait souvent. Puis il l'a emporté à Ivry. J'étais partie au Maroc. Il m'a écrit de revenir voir ce qu'il avait fait de mon portrait, qu'il avait entouré de signes, d'objets. Il ajoutait qu'il avait fait celui de ma soeur "comme dans les blés d'un Van Gogh".

Dans le mien, il écrit qu'il me met "en sentinelle". L'inscription a été reprise deux fois. Il a probablement trouvé que ce n'était pas suffisant d'avoir placé le texte à l'horizontale pour pratiquer une certaine prise de possession. Et il l'a réécrit en tournant autour de mon visage. J'y suis complètement cernée par des objets magiques et par une phrase qui détermine mon existence. Les textes qui accompagnent les portraits interviennent en renfort du dessin pour infléchir une partie de ce que vous êtes et de ce que vous allez être, vous mettent dans une situation telle que vous ne pouvez pas être autrement que ce qu'Artaud voulait que vous fussiez.

G. B. : C'est un processus d'envoûtement que vous décrivez là. Et ces têtes coupées au niveau de la gorge nouée, comment les voyez-vous ?

P. T. : A la fin de sa vie, Artaud était à nouveau intéressé par le théâtre. Quand il en parlait, c'était toujours comme d'une sorte de guerre où il était entouré de soldats. Les soldats étaient tous ceux qui voulaient bien le suivre, c'est-à-dire ses filles premières nées naturellement et quelques fidèles qui l'auraient suivi jusqu'au bout, jusqu'en Himalaya, ou je ne sais où. C'étaient quelques personnes capables de jouer une scène jusqu'au bout. Et qu'y a-t-il de plus expressif dans le corps qu'un visage ? C'est là où se condense, où se joue le drame. Sur chacune des têtes, Artaud projette le drame qu'il pressent comme étant le leur, qui sera le leur.
Dans les deux ou trois dessins de la fin, qui ne sont plus seulement des portraits mais des paysages de visages, c'est un théâtre extraordinaire qu'il dessine. Peu importe qui est là, mais ces yeux vous regardent, se jettent sur vous, les figures jouent le drame ultime devant vous. Avec les marques, les taches, tout ce qui va faire un visage de vieillard quand vous avez un visage tout frais. Des traits supplémentaires viennent relier les personnages les uns aux autres, enfantant quelque chose d'indissociable. La scène et le théâtre sont là. Ses derniers dessins sont peut-être les plus belles représentations d'Artaud. Il y réalise enfin, à lui seul, son théâtre de la cruauté.

                                                Propos recueillis par Geneviève Breerette

10:43 Publié dans Artaud | Lien permanent | Commentaires (0)

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