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13/02/2021

Thierry Renard s'entretient avec Christian Bobin II

"J'ai tout oublié de ce qu'on m'a appris"
Christian Bobin

Thierry Renard : Après avoir lu un de vos livres, on en sort toujours grandi. La parole promise nous a été rendue. Vivez-vous, Christian Bobin, en plein accord avec vous-même, à l'abri du tumulte et de la déraison?

Christian Bobin : C'est une croyance presque invincible que celle-là, qui voudrait que les écrivains soient les dépositaires d'un art de vivre exemplaire. Cela vient, je crois, de ce que certains livres nous donnent, parfois, une paix immense. Mais pourquoi celui qui apaise serait-il lui-même apaisé ? C'est si peu vrai que je n'ai jamais écrit que pour sortir d'une impasse, pour inventer l'issue là où l'issue manquait. Plus exactement : pour retrouver le présent, l'amour du présent - là où régnait le passé. J'avance avec les livres. Quelque chose s'accumule, qui devient un jour trop encombrant, trop lourd. Cette chose qui s'entasse, c'est la vie, le brouillon de la vie dans ma vie : la beauté, le chagrin, l'attente, l'ennui, la lumière. Là-dedans, pas le moindre atome de sagesse. Quand cette chose est trop pesante, quand elle s'épaissit jusqu'à m'empêcher de bien voir le jour, le jour d'aujourd'hui, de bien le voir clairement, distinctement, alors je commence à écrire, je laisse aller la foudre dans le ciel de la page. Je ne peux écrire que dans cet état de tension, sinon ce n'est pas la peine, je n'essaie même pas.

Je suis incapable de me mettre devant une table chaque jour, à heures fixes, et d'écrire un certain nombre de pages. L'écriture procède en moi du plus grand désordre, et ce désordre lui-même ne dépend pas de moi. Ce qui fait que je peux rester des semaines, des mois sans écriture visible. Je dis : visible, parce que dans un sens l'écriture est incessante, simplement elle est, la plupart du temps, souterraine, invisible dans son tracé. Quand je commence à écrire tout est écrit déjà, je n'ai plus qu'à recopier. La vie des écrivains, ça fait souvent rêver. Moi je crois qu'elle est en tous points semblable à celle de tout le monde. Aussi obscure, aussi confuse. La seule différence ne serait pas dans la sagesse mais dans la solitude commune, dans cette façon qu'auraient les écrivains de ne pas fuir leur solitude mais de la considérer en face, de prendre appui sur elle. Oui, c'est ça : prendre appui sur ce qui vous accable, venir en aide à ce qui vous tourmente, au lieu de lui résister. Oui, ce pourrait être une bonne définition de l'écriture, de la vie d'écriture. 


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Thierry Renard s'entretient avec Christian Bobin I

"Une baguette de sourcier sur la page blanche"
Christian Bobin

Thierry Renard : Vous semblez vous tenir, Christian Bobin, à l'écart des modes et des courants littéraires d'aujourd'hui. Pourtant votre travail s'inscrit dans ce temps où nous sommes. Quel rôle, selon vous, doit avoir l'artiste ou l'écrivain ? Quel doit être non plus son message mais son désir ? Un souffle ? Un murmure ? Une réponse définitive ?...

Christian Bobin : Quel rôle ? Aucun rôle, surtout aucun. Nous sommes dans la vie sociale comme des comédiens roués, arpentant d'une voix fausse les planches d'un théâtre. Nous désirons briller de nos plus beaux feux, nous essayons de jouer tous les actes, de tenir jusqu'au bout la comédie, la vieille comédie du travail, d'une famille, du devoir, des vacances, du bonheur. L'écrivain c'est celui qui ne tient plus son rôle, c'est celui qui sort de scène, qui rentre en enfance. Et pour faire quoi. Pour dire la vérité, car l'enfance est le lieu de la vérité. Il n'y a rien d'autre à faire, rien d'autre à dire. Se retirer de tout pour être au cœur de tout, et surtout, surtout ne pas devenir un homme de lettres, un homme de culture. 

La culture n'a jamais empêché la barbarie. Les camps de concentration nazis ont fleuri sur la terre allemande, sur une terre irriguée par une culture millénaire, profonde, précieuse. Il ne faut pas s'en étonner. On peut signer la déportation de milliers de gens et, le soir, goûter chez soi au plaisir d'une sonate ou d'un poème. La culture est la santé de l'esprit. La barbarie n'est pas une maladie de l'esprit, mais du cœur. L'esprit et le cœur sont en nous comme deux vies séparées : l'une peut s'accroître, s'affiner, et très bien s'accommoder de la misère de l'autre. Vous connaissez la distinction que fait Pascal : il y a les corps (la matière), il y a l'esprit (l'intelligence) et puis il y a la charité (le cœur). Ce sont des mondes différents. Ce sont des ordres séparés. Avec toute la somme des corps on n'obtiendra jamais une seule pensée. Avec toute la somme des pensées on n'obtiendra jamais un seul geste d'amour vrai.
Eh bien la plupart des livres ne s'adressent qu'à l'esprit, pour le conforter, pour accroître ses domaines. Ces livres ne servent à rien. A rien ni personne, pas même à celui qui les écrit. Le rôle de l'écrivain, le seul rôle qu'on pourrait lui assigner, ce serait de concevoir des livres qui fassent refluer le cœur dans l'esprit, des livres qui transgressent cette indifférence des vies en nous, une insurrection d'âme, une coulée de feu dans les eaux de l'esprit. Parfois on trouve ça sur une page - et c'est une merveille. Parfois on trouve ça sur un livre entier - et c'est un miracle.

La poésie, comme je la conçois, est fille de l'air, princesse aux pieds nus : elle va ici ou là, à son gré. Elle peut fuir certains poètes connus comme tels et faire son nid dans des romans. Elle peut être partout, n'étant rien d'autre que la vie, la vie simple, la vie pure. Et où trouver la pureté. Si on ne la cherchait que dans ce qui est pur, on ne trouverait pas grand chose - ni grand monde. La pureté on la trouve dans l'impureté : dans le mélange du monde, dans le désordre des genres, dans le battement des pages, dans le fouillis des visages et des livres. Il y a, un peu, de poésie dans les livres de poésie. Et il y en a beaucoup ailleurs, partout.

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11/02/2021

"Bobin-Boubat - Donne-moi quelque chose qui ne meure pas", éd. Gallimard, 116 pages, 175 F.

Cet opus de Christian a connu deux éditions, la première en décembre 1995, la seconde en octobre 1997. Une couverture cartonnée, un livre au format 235 x 285 mm, le tout en noir et blanc. Ouvrage à l'heure actuelle épuisé et qui suscite les enchères, d'abord chez les grossistes de la littérature, toujours à l'affût. Surtout ce qui nous importe, c'est bien le texte, c'est bien l'auteur, son message, et le voici :

"Je suis vivant.

Je suis vivant à l'heure où j'écris cette première phrase et vous êtes vivant à l'heure où vous la lisez. D'autres heures suivront, jusqu'à l'heure où je ne pourrai plus écrire cette phrase et où vous ne saurez plus la lire. Oui, d'autres heures viendront, nécessairement. Ne nous en soucions pas. Pour l'instant, avec nos yeux éphémères, avec nos âmes passagères, saluons-nous, moi en écrivant, vous en me lisant. Boubat passe son temps ainsi, à saluer de jeunes lumières un peu partout sur la terre. Saluer cette vie qui, d'heure en heure, s'apprête à nous quitter, est marque de courtoisie. L'amitié de ce salut fait la terre douce au pas, légère au songe.
Parce qu'il est photographe, il ne faut pas imaginer Boubat un appareil entre les mains, en proie à l'obsession de l'image prochaine. Il faut l'imaginer mains nues, sommeillant comme un chat sur la banquette d'un train qui traverse la Russie, à l'arrière d'un autobus jaune poussin sur les routes du Brésil, ou sur une chaise vert pomme dans le jardin du Luxembourg. Appuyer sur la touche de l'appareil, cela n'a rien de sorcier. Ce qui est mystérieux, ce n'est pas ce que nous faisons, c'est ce que nous nous abstenons de faire - cette vie immobile dont notre vie agissante n'est que l'escorte un peu bruyante. Tout vient de là. Tout sort de ce temps silencieux, de ces heures négligées et de cette vie blanche. Tout en sort comme le diable de sa boîte - la justesse, la beauté et l'amour."


Christian Bobin