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”La Rage de l'expression” de Francis Ponge (1899-1988) : dans le sillage d'Albert Camus.

Vous parler aujourd'hui des fameuses "Notes pour la guêpe", écrites par Francis Ponge que l'on connaît mieux sans doute pour Le Parti pris des choses (1942). Pour La Guêpe, il est à savoir que le manuscrit du poète, écrit entre août 1939 et août 1943 - le contexte historique n'y étant pour pas grand chose - comporte 14 pages. Le tout corrigé parut dans la revue de Jean Lescure, Domaine français, sous le titre "Notes pour la guêpe", puis en édition originale à 145 exemplaires chez Seghers en 1945, sous le titre La Guêpe. Irruption et divagations. Le texte figure ensuite dans le volume publié par Henri-Louis Mermod à Lausanne en 1946, L’œillet. La Guêpe. Le Mimosa, avant d'être définitivement intégré dans le recueil La Rage de l'expression, paru chez le même Mermod en 1952.

Fruit d'un travail quotidien, les pièces formant La Rage de l'expression offrent un véritable "journal poétique" des années 1938 à 1944. Francis Ponge écrivait à Gabriel Audisio : "Je travaille encore jusqu'à 2 ou 3 heures du matin chaque jour [...]. C'est l'expression à tâtons. Je me fais l'effet d'être un apprenti alchimiste (ou chimiste) qui continuerait fiévreusement ses expériences de précision dans un laboratoire où l'électricité vient de s'éteindre". Alors proche de Camus, Francis Ponge souhaitait "ramener les yeux des hommes, sans espoir d'un au-delà métaphysique, à la hauteur des choses et de leur "absurdité" acceptée" (Bernard Beugnot), leur faire accepter leurs pouvoirs limités mais réels dans les domaines esthétiques, politiques et sociaux, et travailler sans illusion à "exprimer" la nature pour se l'"accorder". Relisons-le donc :

 

La Guêpe

Hyménoptère au vol félin, souple - d'ailleurs d'apparence tigrée -, avec un corps beaucoup plus lourd que celui du moustique et des ailes pourtant relativement plus petites mais vibrantes et sans doute très démultipliées, la guêpe fait à chaque instant les vibrations nécessaires à la mouche dans une position ultracritique (pour se défaire du miel ou du papier tue-mouches par exemple).

Elle semble vivre dans un état de crise continue qui la rend dangereuse. Une sorte de frénésie ou de forcènerie - qui la rend aussi brillante, bourdonnante, musicale comme une corde fort tendue, fort vibrante et dès lors brûlante ou piquante, ce qui rend son contact dangereux...

Qu'est-ce qu'on me dit ? Qu'elle laisse son dard dans la victime et qu'elle en meurt ?... Je me connais, se dit-elle : si je me laisse aller, la moindre dispute tournera au tragique : je ne me connaîtrai plus. J'entrerai en frénésie : vous me dégoûtez trop, m'êtes trop étrangers. Je ne connais que les arguments extrêmes, les injures, les coups - le coup d'épée fatal. J'aime mieux ne pas discuter. Nous sommes trop loin du compte. Si jamais j'acceptais le moindre contact avec le monde, si j'étais un jour astreinte à la sincérité, s'il me fallait dire ce que je pense... ! J'y laisserai ma vie en même temps que ma réponse, - mon dard...


*

BLOG PONGE.jpg

La guêpe et le fruit. 

          Transport de pulpe baisée, meurtrie, endommagée,
          contaminée, mortifiée par la trop brillante
          dorée-noire, gipsy, don-juane.
          Intégrité perdue par le contact d'un visiteur
          trop brillant. Et non seulement l'intégrité, -
          mais la qualité même de ce qui demeure...

Francis Ponge

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06/10/2019 | Lien permanent

Dominique Labarrière (1948-1991)

UNE CURE D’INEFFICACITÉ

"L’air triste et las des gens qui flânent le matin
parce que la journée est d’avance manquée
et qu’autant vaut la commencer oisivement."

                           Henri Thomas

Cette chose étonnante qui advient une ou deux fois l’an, parfois un peu plus, souvent moins ; que j’appelle poésie ; que rien ne laisse présager, si ce n’est une imperceptible modification du métabolisme et dont rien ne subsiste sauf le souvenir d’une zone obscure où s’éveillent et vivent des images, une image dans le meilleur des cas, que son étrangeté fait ressortir.

Écrivant, voici que se profile cette pensée ; je me promets de la noter sitôt la phrase en cours achevée. Il s’avère impossible de m’en souvenir. Simplement la trace de sa venue puis de la disparition d’une "pensée" dont je ne sais rien d’autre que cela : elle fut. Le cherchant mais en vain, il m’apparaît qu’elle était en rapport avec ce qu’alors j’écrivais. Se pourrait-il qu’elle ne soit qu’une doublure, une suivante de l’écriture ? Une confidente stérile sans être propre hors de ces muettes et furtives apparitions ?

Écrire comme si ces phrases étaient les dernières.

Mais pour qui relit ces lignes et qui jadis les écrivit, elles sont plus étrangères que celles qu’il peut lire d’un autre. Et pourtant bercé de la même illusion : que ces mots soient les derniers ! - , il écrit encore et encore.

La pénible conquête de quelques mots, voire la mise à nu d’un poème - pour se retrouver encore plus seul, plus désemparé, plus incertain. Encore plus meurtri. Comme si ce poème qui, maintenant, existe, je ne peux le relire, l’oublier ou le détruire ; je peux le confier à un ami ou le publier, il n’en existera pas moins - comme si ce poème ne se satisfaisait pas de son opacité propre et renchérissait sur celle du monde. Brouillait toute transparence. Écartait toute tentative de réconciliation. Comme si l’un des deux, le poème, le monde (et moi avec lui, qui en fais partie), était de trop -, et qu’il soit cependant nécessaire qu’ils existent simultanément.

J’écris. J’ai honte de ces quelques lignes, honte à laquelle se mêle l’impossibilité physique de détruire cette page. Alors ? Écrire. Écrire encore en choisissant avec soin d’autres mots : à relire, je saurai bien pourquoi ils sont là !

Celui qui vit ceci et cela, c’est lui ; vaguement inquiet je l’accompagne et le regarde : encore ceci ! encore cela ! Et lorsqu’il arrive que lui et moi se rejoignent pour mimer une fallacieuse identité, c’est la chute.

Je dis : je ne vois rien. C’est à des événements particuliers, "pittoresques", à des faits auxquels pour telle ou telle raison j’ai été amené à conférer la qualité d’événements -, c’est à des choses semblables qu’alors je pense. C’est dire que je n’étais pas là. Où étais-je ? Qui occupe ma place lors de ces états d’éclipse, d’intermittence ?

Je me détachai de lui, ou il se détacha de moi : c’est alors que je pris conscience de mon corps.

Il m’arrive parfois de regretter de ne plus "être" le même, car j’ai oublié qui était celui-là.

Du dégoût comme résistance à la pensée par elle-même comme elle-même.

Cet état d’attente où rien ne se passe, où rien ne peut se passer. Inconcevable que l’on puisse s’en sortir ! Qu’il y ait eu autre chose par le passé, qu’il puisse y avoir autre chose dans l’avenir. L’attente n’attend rien - rien d’autre qu’elle-même.

Brusquement des heures, des mois se sont écoulés - brusquement on n’attend plus.

L’indifférence, le comportement métaphysique par excellence face à la question métaphysique par excellence : celle de l’être. On ne saurait l’expliquer sans la réduire par là même à quelque chose de moins qu’elle. Ainsi cet homme qui montant à l’échafaud, marque tranquillement la page du livre qu’il lisait encore en marchant et le remit au bourreau.

Figures peintes sur un rideau, une face tournée vers le monde et l’autre vers le monde sans images.

 

Dominique Labarrière

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01/11/2019 | Lien permanent

Notes et contre-notes

J'avais oublié un "s" dans la dernière citation de Christian Bobin, qui faisait passer un verbe pour une conjonction de coordination (honte à moi). A ma décharge, j'écris bien trop vite, sans me relire le plus clair du temps ; là, à l'instant où je saisissais cette note, je devais prendre sous peu le train pour me rendre à Paris, y travailler oui, un jour de Noël. Diable, où es-tu ?
Et puis, je relisais dans le transilien quelques instants après, coïncidence !, Henri Thomas (in "La joie de cette vie", éd. Gallimard, 18/12/1991), pour tomber sur cette phrase, page 64 : "J'ai vu le diable qui retire sans bruit un à un tous les clous, les pointes, qui tenaient ensemble et solide la chose que l'on avait construite dans la journée - si bien qu'au lever du jour, dans un étrange bruit d'envol lourd... Tout s'écroule."

Rien ne s'écroule en fait, sauve la foi que nous aurons mis dans l'édification, dans la réalisation de l'objet de nos vœux. Si le devenir nous échappe, comme la suprême logique qui gouverne toutes choses, c'est bien parce qu'elle n'obéit pas au rationnel stricto sensu, à la ligne directrice de nos actes communs. Si notre société (comme l'environnement qui la porte) se délite de l'intérieur, c'est bien parce que le sens du social, du vivre ensemble y a été relégué au plus bas. Et là, en étant honnête, rien ne pourra inverser le mouvement en cours, tant le nombre de bévues multipliées écrase de sa masse les bonnes intentions de quelques-uns, qui ne sont pas à compter parmi les puissants de ce monde.

Alexis, qui a publié in Diérèse 79 une belle suite de poèmes, m'informe qu'il sera édité chez Gallimard en mars prochain, ce qu'il ignorait en me confiant ses textes. J'en suis heureux et le lui écris. Sans oublier pour autant qu'un ancien auteur de Diérèse prétendait qu'Antoine Gallimard ne publierait plus de poésie en 2021, après le dernier Sourdillon, fin 2020 : chacun voit midi à sa porte c'est un fait (dépit de ne pas être publié dans cette maison l'an prochain ?)
A propos, je me rappelle avoir été malmené dans les premiers temps de Diérèse (nous étions en 1998) parce que j'osais parler dans mes colonnes de la maison Gallimard. Héraclite disait : "C'est par comparaison à l'homme qu'est laid le plus beau des singes." L'idéal est de se moquer de nos détracteurs en leur renvoyant le plus respectueux silence.

Lorand Gaspar, qui fut chirurgien à Tunis, une ville que je connais bien, écrivait in "Derrière le dos de Dieu", (éd. Gallimard, 19/03/2010) en page 35 :

Des soleils petits, frileux
clignotent dans le sang qu'il perd
lentement, indubitablement...
Aussi indubitable l'étonnement,
pâleur et solitude posées dans le visage
vieux papiers jaunis et ces deux
flaques de jour tapies au fond
de la chambre de soins intensifs,
un jardin de tuyaux et d'écrans
la vision a éteint le dehors
ce qui reste d'images, de touchers
de mots inutiles pour la pensée
que captent les neurones dans l'obscurité
du tunnel qui débouche sur
l'éblouissement de l'inconnu -
parmi des coquillages et des bois morts
qu'illisibles dépose la mer -

J'y revois se dessiner la fin de mon frère Hugues, dans un hôpital de Seine Saint-Denis. Et la peine qui fut la mienne, voyant son corps sans vie ne répondre aux baisers que je lui adressais, post-mortem.


Daniel Martinez

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25/12/2020 | Lien permanent

La vie continue !, malgré tout...

Bonsoir à toutes et à tous,
Vous l'avez appris, le Marché de la Poésie est reporté en (septembre ou) octobre. Qu'à cela ne tienne, Diérèse 81 paraîtra d'ici la fin mai 2021 ! Et le numéro 82, fin octobre, pour fêter le 38e Marché de la Poésie, qui aura lieu vraisemblablement en octobre, pendant les congés scolaires. Précisément du 27 au 31, place Saint-Sulpice à Paris. Ne l'ébruitez pas svp, car rien d'officiel à cette heure, merci.

Le numéro 81 de Diérèse comptera 316 pages, réparties comme suit : 30 pages (9 à 39), en Poésie internationale (allemande, chinoise, russe).
2 Cahiers de Poésie : le premier, de 68 pages, comptant 11 poètes (43 à 110) ; le second, de 96 pages, comptant 12 poètes (112 à 207).
Suivent 4 Récits, répartis sur 24 pages (211 à 234).
Un
Entretien
avec Germain Roesz, sur 16 pages (237 à 252).
Le 16e "Tombeau des poètes", sur 12 pages (255 à 266).
Au final, les "Bonnes Feuilles", cerise sur le gâteau de Diérèse, qui ne pratique heureusement pas le décompte à la ligne (ou, mieux encore, aux caractères) : soit 47 pages (269 à 315), pour 30 livres commentés.

Voici le détail des livres recensés dans le numéro 81, dans l'ordre de publication, représentant 23 maisons d'éditions ainsi qu'une publication en ligne :

Henri Droguet, Grandeur nature, éditions Rehauts, 2020
Michel Diaz, Le Verger abandonné, préfacé par David Le Breton, éditions Musimot, 2020
Christophe Mahy, Arrière-plans, éditions L’Herbe qui tremble, 2020
Nicolas Dieterlé, Journal de Baden, préface de Yves Leclair, Arfuyen, 2021
Marie Sizun, La maison de Bretagne, éditions Arléa, 2021
Gilles Baudry, Il a neigé tant de silence, suivi de Invisible ordinaire et de quelques poèmes inédits, Rougerie, 2021
Pierre Dhainaut, Ici, éditions Arfuyen, 2021

Olivier Vossot, L’Écart qui existe, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2020
Jean-Louis Bernard, Riverains infimes, éditions Les Lieux-Dits, coll. Cahiers du Loup bleu, 2020
Antonino Mazzù, Littéralité du pas, André du Bouchet, éditions de la Crypte, 2020
Michaël Glück, Tenir debout dans le grand silence, éditions La Passe du vent, 2020
Danièle Corre, Le fil et la trame suivi de Par quels secrets passages, éditions Aspects, 2020
Béatrice Marchal, Inquiétude de l’autre et des mots, Les Lieux-Dits éditions, collection Cahiers du Loup Bleu, 2020
Bernard Grasset, Brise, Jacques André éditeur, 2020
Pierre Tanguy, La cueillette des mûres, éditions La Part Commune, 2021
Michaël Glück, peintures de Joseph Bey, Errances célestes, éditions Les Lieux-Dits, collection 2Rives, 2021
Charles Akopian, Le vivant du marbre, éditions Encres Vives, 2021
Gérard Bocholier, J'appelle depuis l'enfance, éditions La Coopérative, 2020
Jean-Michel Marchetti et Jean-Claude Tardif, Je vous regarde, photographies & textes courts, Éditinter éditions, 2020
Olivier Massé : La Chienne, Éditions Æthalidès, 2021
Claude Albarède : Buissonnières (L’espace et la brisure) : poèmes, aquarelles de Joseph Orsolini. Éditions L’Herbe qui tremble, 2020
Martine-Gabrielle Konorski, Instant de terres, L’Atelier du Grand Tétras, 2020 
Claudine Bohi, L’Enfant de neige, peintures d’Anne Slacik, éd. L’Herbe qui tremble, 2020 
Silvaine Arabo, Au large du temps, peintures d’Arève, éditions Alcyone, 2020 
Thierry Radière, Entre midi et minuit, La Table Ronde, 2021
Didier Ayres, H.P., pièce publiée sur lelitteraire.com 
Claire Boitel, Vitamines noires, éditions Rafael de Surtis, 2020
Paul Sanda, Sept fragments immanents pour une alchimie poétique, collection Arts Artistes, éditions Rafael de Surtis, 2012
Radu Bata, Le blues roumain, éditions Unicité, 2020
Daniel Brochard, Parmi les ténèbres suivi de Au bout du chemin, La Botellerie éditions, 2015

Grand merci aux contributeurs.
Amitiés partagées, Daniel Martinez

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17/04/2021 | Lien permanent

Les éditions Quaderni di orfeo (Italie)

C’est en 2003 que furent créées les éditions Quaderni di Orfeo, de Roberto Dossi, avec un catalogue qui compte à ce jour plus de 120 titres : beaucoup de poésie, mais toujours accompagnée de gravures, d’œuvres originales, et aussi quelques authentiques livres d’artistes (réalisés à partir du projet d’un artiste, et avec sa collaboration personnelle).

 

Nos livres sont toujours imprimés sur une presse typographique mécanique : chaque feuille de chaque livre est imprimée une à une. Cette méthode nous permet de juger de la qualité du travail pendant toute la durée de l’impression. Notons que cette manière de travailler, si elle est plutôt lente, est tout à fait adaptée à des tirages limités.

 

Passionné depuis toujours par certains auteurs et poètes peu connus et peu diffusés en Italie, imaginez quelle a été ma surprise lorsque je suis tombé sur un poème inédit de Thierry Metz paru dans la revue Diérèse (n°52/53 – printemps 2011) dont le titre portait (à un pluriel près) le nom de nos éditions : son fameux « Carnet d’Orphée » (en italien : « Quaderno di Orfeo ») ! J’aime sans réserve ce poète, dont j’avais déjà lu le « Journal d’un manœuvre », les « Lettres à la bien-aimée » et quelques autres poèmes.

 

Après avoir contacté Daniel Martinez, de la revue Diérèse, et Françoise Metz, veuve du poète, pour leur demander l’autorisation de publier ce livre en italien, je me suis alors consacré à la traduction du « Carnet d'Orphée », dans sa version italienne. Elle a été finalement imprimée en octobre 2012, à 77 exemplaires numérotés et signés par l’artiste Piermario Dorigatti, qui a accompagné cette prose poétique de quatre linogravures originales.

 

C’est après avoir pris contact avec Isabelle Lévesque, poète publiée par Diérèse, qu’elle est entrée dans notre catalogue, avec « Neve ». Un livre d’artiste composé à partir de clichés originaux du photographe Raffaele Bonuomo, choisis pour accompagner l’un de ses poèmes, intitulé : "C’est tout, c'est blanc".

 

Parmi les auteurs français (ou ayant écrit en français) publiés par les « Quaderni di Orfeo » on compte aussi : Henri de Régnier, René Char, Yves Bonnefoy, Rainer Maria Rilke, Kenneth White et Philippe Jaccottet. De ce dernier nous avons déjà publié deux livres, et une troisième publication est actuellement sous presse : une prose poétique inédite (en France aussi), à partir d’une typographie composée à la main avec des caractères de plomb, comme la plupart des livres que nous avons édités.   
                                         

                                                                         Marco Rota

                                                                                                

Site Internet de l’éditeur : www.quadernidiorfeo.it

 

Principaux titres du catalogue des éditions Quaderni di Orfeo :

 

·         Rainer Maria Rilke, Le rose, avec un gravure de Luciano Ragozzino 

·         René Char, In trentatré frammenti, avec un bois gravé de Paolo Cabrini 

·         Kenneth White, Frammenti da un giornale di bordo, avec une œuvre originale de Oliana Spazzoli 

·         Roberto Dossi, Polsi. Per Thierry Metz, avec cinq pointe-sèches et une linogravure de l’auteur

·         Philippe Jaccottet, La linaria, avec une gravure de Loredana Müller 

·         Yves Bonnefoy, La bellezza, avec une œuvre originale de Teresa Maresca 

·         Thierry Metz, Quaderno di Orfeo, avec quatre linogravures de Piermario Dorigatti 

·         Philippe Jaccottet, Colline a San Donnino, avec trois gravures de Bruno Biffi

·         Luciano Erba, Già che vai di là, avec une œuvre originale de Pierantonio Verga 

·         Fabio Pusterla, Uomo dell’alba, avec trois linogravures de Luciano Ragozzino 

·         Philippe Jaccottet, Nuvole, avec des œuvres originales de Paola Fonticoli 

·         Henri de Régnier, Maschere, avec deux eaux-fortes de Giancarlo Vitali 

·         Kenneth White, Scene da un mondo fluttuante, avec quinze linogravures de Roberto Dossi 

  

Quelques livres d’artistes :

 

·         Raffaele Bonuomo, Neve, dix photographies originales accompagnées d’un poème d’Isabelle Lévesque 

·         Mauro Staccioli, Intervento, textes, œuvres graphiques et une sculpture de l’auteur 

·         Gianfranco Pardi, Breviario, poèmes  et œuvres graphiques de l’auteur 

·         Simona Uberto, Dove?, textes, œuvres graphiques et une sculpture de l’auteur 

·         Emilio Isgrò, Ho cancellato l’incancellabile, textes et œuvres graphiques de l’auteur 

·         Azuma Kenjiro, La forma del vuoto, œuvres originales de l’auteur 

·         Walter Valentini, Altare / Cieloterra, avec deux œuvres graphiques  de l’auteur

 

http://www.quadernidiorfeo.it/le-collane/quaderni-pagina-7/67-neve/

 

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12/01/2017 | Lien permanent

Un romancier nommé Flaubert, par René Dumesnil (I)

  Il manquerait beaucoup à la littérature française si l’on en ôtait Madame Bovary, et plus encore L’Éducation sentimentale, d’où est sorti, au dire de Théodore De Banville, "tout le roman contemporain". Plus encore que Balzac et que Stendhal, Flaubert apparaît comme le confluent des courants qui vont entraîner la génération suivante, et la porter vers le naturalisme de Zola.
   Flaubert est né à Rouen, le 12 décembre 1821, d’un père d’origine champenoise, qui, après avoir été l’un des plus brillants élèves de Dupuytren, devint chirurgien en chef de l’Hôtel-Dieu de Rouen et professeur de clinique. Sa mère, fille d’un médecin de Pont-l’Évêque, était de la famille des Cambremer, qui furent de robe, et d’où sortit Guillaume Thouret, quatre fois président de la Constituante, et guillotiné en 1794. Milieu de grande bourgeoisie fortunée : on retrouvera ces personnages dans les romans de Flaubert, dans Un Cœur simple, aussi.
   Son enfance s’écoula entre les murs d’un hôpital, dans une atmosphère de tristesse, compensée par la tiédeur d’un foyer heureux. Son frère aîné, Achille, est étudiant en médecine et succèdera plus tard à son père, quand celui-ci mourra prématurément en 1846, enlevé en quelques jours par un phlegmon de la cuisse. Homme de grand savoir et de réputation illustre, il sera le docteur Larivière de Madame Bovary, et sa disparition sera pleurée de tout le pays.

un élève inégal

   Gustave a une sœur, Caroline, qu’il chérit tendrement. Elle mourut des suites de ses couches deux mois après son père, laissant une fille qui devint Mme Commanville puis Mme Franklin Grout (la "nièce Caroline" de la Correspondance de Flaubert). Ces deuils répétés furent vivement ressentis par Gustave dont la santé était déjà ébranlée par une maladie nerveuse épileptiforme, mais qui ne fut point le véritable mal comitial.
   Au lycée, il fut un élève inégal, ne travaillant que ce qui l’intéressait : l’Histoire et les Lettres. Féru d’art dramatique, il avait transformé en théâtre la salle de billard de son père.
   Il rédigeait presque seul un petit journal, Le Colibri, où il publia - car la feuille imprimée avait quelques abonnés - ses ébauches de romans, de nouvelles, notamment, en 1837 (il a seize ans, et il est en troisième) Une leçon d’histoire naturelle, genre commis, idée qui, reprise au terme de sa vie, deviendra Bouvard et Pécuchet, et pour l’instant, une de ces physiologies si fort à la mode. Il passe en effet tout son temps à écrire, et ces œuvres de jeunesse forment une sorte de réserve, de provision d’idées, de plans, d’esquisses qui trouveront plus tard, la maîtrise venue, leur forme définitive.
   Avec ses amis, Le Poittevin (qui sera l’oncle de Maupassant), Ernest Chevalier, et plus tard Louis Bouilhet, un jeune poète qui deviendra étudiant en médecine et sera l’interne du docteur Flaubert, Gustave crée une sorte de mythe, un personnage fictif dont chacun tient le rôle selon les circonstances : le Garçon, composé cynique de Sancho Pança, de frère des Entommeures, de Panurge, de Jacques le Fataliste - original cependant par l’énormité de ses propos, leur gaillardise et leur obscénité, et surtout le mépris de la médiocrité bourgeoise, la haine des idées reçues, de l’hypocrisie sociale, de la sottise sous toutes ses formes.
   Car Flaubert recueille avec passion les traits les plus beaux de la bassesse et de la bêtise. Son sottisier se grossit de tout ce qu’il entend, de tout ce qu’il lit et qui lui semble digne d’être conservé dans ce musée des horreurs. Nul plus que lui n’a souffert de la stupidité - souffert jusqu’à s’en délecter.
   À vingt-deux ans le voilà riche d’observations, et même d’expérience. À l’âge de Chérubin en effet, il a aimé ; et ce ne fut point une amourette juvénile, mais une vraie passion dont il dira plus tard : "J’en ai été ravagé." Il a su ce que c’était d’être tourmenté de jalousie en voyant dans les bras d’un autre la femme que l’on désire - un autre, qui tient de la loi les droits sur elle. Singulière précocité qui inspire à un gamin de quatorze ans et demi ces Mémoires d’un fou, où il y a, sous quelque fatras, des parties de réel chef-d’œuvre.
   Chaque année, les Flaubert passent les vacances à Trouville, avec la famille de l’amiral anglais sir Henry Collier. Il y a un jeune homme, Herbert, qui devient le camarade de Gustave, comme les deux filles, Gertrude et Henriette, deviennent les amies intimes de Caroline Flaubert. Gustave n’est certes point indifférent à l’une d’elles, si ce n’est même aux deux.
   Mais, pour lui du moins, la flambée va s’éteindre vite, dès qu’un beau matin, à l’heure du bain, il aura trouvé sur la plage un manteau que la marée montante risque de mouiller. Il le porte plus loin, bien à l’abri ; et au repas de midi, à l’auberge, il entend une voix très douce, celle d’Élisa Schlésinger, lui dire :
  - Monsieur, je vous remercie bien d’avoir ramassé mon manteau... N’est-ce pas vous ?
   Il n’en faut pas davantage pour allumer une passion qui ne s’éteindra plus. C’est l’origine de L’Éducation sentimentale.
   À la rentrée de 1837, le collégien rédige les Mémoires d’un fou. En 1842, étudiant en droit, il écrira Novembre, toujours hanté par l’image d’Élisa retrouvée à Paris et dont il est devenu l’un des familiers. L’héroïne de Novembre se nomme Marie comme celle des Mémoires, comme celle de L’Éducation sentimentale ; mais il en a fait une prostituée. Il ne l’a point avilie : l’obsession imposait à son esprit comme une présence réelle, la vision d’un modèle unique, et surtout, plus sûrement encore, un besoin de prendre sa revanche sur le destin qui l’éloignait de son Élisa.
   L’hallucinante peinture des tourments endurés par le héros de Novembre jusqu’à la rencontre de Marie, jusqu’à la nuit passée auprès d’elle - une nuit qui ne guérit pas la blessure mais l’exaspère - ne laisse aucun doute ; pas plus que la lecture de la première Éducation sentimentale, composée en 1844-45 : l’héroïne est toujours la même, on n’en peut douter car le portrait reste si bien ressemblant ; mais cette fois le narrateur imagine de se dédoubler pour que Jules et Henry puissent échanger des lettres qui permettront de rendre plus direct, plus vraisemblable ce qu’il imagine - ce qu’il aurait voulu vivre, et qu’il n’a pas vécu.
   Il faut insister sur ces pages de jeunesse, demeurées inédites jusqu’en 1900 environ. Leur lecture impose un rapprochement avec certaines Fleurs du Mal que Baudelaire publiera en 1857 - l’année où Flaubert publie Madame Bovary. Ici et là, dans la prose de Novembre comme dans les vers du poète, c’est le même regret

          D’un infini que j’aime et n’ai jamais connu…

   "J’avais plus besoin d’aimer que de jouir, plus encore de l’amour que de la volupté" - écrit Flaubert. Et c’est chez lui comme chez Baudelaire le même regret pitoyable de n’avoir point trouvé à respirer, au moment qu’il le fallait, le parfum des fleurs fraîches, et de s’être enivré, avec désespoir, du parfum plus âcre des amours vénales.
   Pour l’un comme pour l’autre, la femme, compagne d’un soir ou de toute une vie, demeure l’énigme éternellement offerte à l’insatiable curiosité de l’homme. Il reste encore beaucoup de romantisme dans le réalisme de l’écrivain qui garde quelque sensibilité.

de Touraine en Égypte

   À la faculté de droit, Flaubert s’est lié avec un étudiant de son âge, comme lui fils de médecin, Maxime Du Camp. Tous deux ont fait cent projets de collaboration fraternelle, et comme la santé de Gustave exige qu’il mène une vie moins enfermée que celle qu’il s’impose dans sa fureur littéraire, il se met en route, sac au dos, avec Du Camp, pour un voyage qui les mène des châteaux de Touraine aux côtes de Bretagne et de Normandie qu’ils remontent de l’estuaire de la Loire à l’estuaire de la Seine.
   Ils en rapportent Par les champs et par les grèves, dont les chapitres impairs sont rédigés par Flaubert, et les chapitres pairs (qui tarderont à être intégrés au livre et ne le seront qu'en janvier 1999, aux éditions Complexe), par Maxime Du Camp. Au retour, Flaubert retrouve sa mère et sa nièce installées à Croisset. Il y demeurera lui-même jusqu’à la mort, partageant son temps entre ses livres et l’éducation de sa nièce - car lui-même enseigne à l’enfant.
   Il a entrepris de mener à bien un vieux projet dont Rêve d’enfer, dès 1837, puis Smarh en 1839 étaient déjà les ébauches. Il a fait d’immenses lectures pour le préparer, car il veut doter la littérature française d’un autre Faust
   Flaubert veut achever cet immense travail avant de partir pour l’Orient avec Du Camp. À l’automne 1849 il le lit à l’aréopage, composé de Louis Bouilhet et de Du Camp ; la lecture dure trois jours mortels, et, la troisième nuit la sentence est rendue :
   - Jette cela au feu et n’en parle plus, prononce Bouilhet. Mets ta muse au pain sec et pour la guérir de son lyrisme, écris l’histoire de Delamare !
   Delamare était un officier de santé, ancien élève du père Flaubert ; et son histoire est celle de Charles Bovary… Flaubert a promis d’accepter le verdict. Il s’incline donc et part, la rage au cœur. Durant tout le voyage qui le mène aux lieux mêmes où vécut le pieux anachorète, il ne cessera point d’y penser.
   Il remonte le Nil jusqu’à la deuxième cataracte, parcourt l’Asie Mineure, la Turquie, la Grèce, et revient par l’Italie pour rentrer à Croisset, reprendre sa tâche, et ne plus guère quitter sa table de travail jusqu’à ce que la dernière ligne de Madame Bovary soit écrite.      A suivre


René Dumesnil

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31/08/2021 | Lien permanent

”L'homme que fut Blaise Cendrars” un livre de Albert t'Sersteven, aux éditions Arléa, mars 2004

Cendrars, brouilleur de pistes

C'est vrai, je le confesse humblement, de Cendrars je n'ai pas lu l'ensemble des Œuvres complètes. Qu'on ne s'y trompe pas cependant : j'en suis amateur. A peine j'exagère en disant que, plus jeune, je connaissais presque par cœur des passages d'Au cœur du monde. Et j'ai même encore souvenir de mon émerveillement lisant L'Or. On m'offrit La Main coupée, puis j'achetais L'Homme foudroyé ; et bientôt, Bourlinguer et Le Lotissement du ciel en main, j'avais en ma possession ce qu'on appelle la Tétralogie. Malgré tout, il s'en faut de beaucoup que ces livres, si autobiographiques soient-ils, nous procurent une biographie définitive de Cendrars. Comme à peu près tous, je m'étais contenté jusqu'ici de clichés. Cendrars dites-vous ? Une clope au coin du bec. Un pif de boxeur. Une trogne un brin patibulaire, un brillant causeur, un casse-cou courant d'un bout à l'autre du globe. Et ainsi de suite. Imagerie incontournable contre laquelle Albert t'Sersteven, dans ce livre paru la première fois en 1972, nous met en défiance. Imagerie d'où il paraît bien ressortir que la légende, dans une certaine mesure, à trop étreindre l'écrivain, masque le vrai visage de l'homme.

Contrairement à ce qu'on a cru longtemps, Cendrars n'est pas "un imposteur conscient ne cherchant qu'à étonner la galerie par ses prouesses  et ses vagabondages." Pour lors, A. t'Sersteven, qui l'a personnellement côtoyé cinquante années durant, l'observant de loin, par correspondance interposée, ne donne pas son assentiment à cette image faussée. Et d'annoncer, en toute logique, que son livre est description de la "vie réelle" de celui affectueusement appelé "mon Blaise". Pour rendre compte de l'authentique Cendrars, l'idée lui est tout naturellement venue d'égrener ses souvenirs. Il n'en oublie pas pour autant de glisser au passage quelques attaques de son cru envers les scoliastes aveuglés par les mirages d'une biographie imaginaire mitonnée par Cendrars lui-même. "Le présent livre n'est pas une étude de l’œuvre de Cendrars, mais l'histoire d'une vie dans sa réalité humaine, dégagée du nimbe légendaire dont un tel personnage n'avait nul besoin : et, par corrélation, l'histoire d'une amitié." Dans cette complicité, dans cette connivence, il n'entre pas la moindre flatterie. Ici la franchise est de règle, la sincérité est tout. "En entreprenant cette biographie de Cendrars, je me dois sans négliger l’œuvre, de le montrer tel qu'il réagit dans les événements de sa vie, de m'appuyer sur des faits que j'ai pu contrôler, et par là d'être toujours sincère, dussé-je traiter quelques points délicats." Dit autrement, il s'agit de mieux regarder ce qui fait "l'homme complet", ses humeurs, ses amours, ses amitiés sans nombre, sa conception de l'écriture autant que son imaginaire, plutôt que de se distraire de la seule légende dorée. A ce compte, Albert t'Sersteven ne se prive pas d'évoquer la vie privée de Cendrars ; il le fait dignement, avec luxe de précautions, sans nuire moindrement à son ami. Bref, que ressort-il de cette "enquête psychologique" ? Cendrars est, à l'en croire, un être turbulent qu'une dévoration intérieure anime.

Si j'ai bonne mémoire, Henry Miller l'a lui aussi nettement exprimé : Cendrars a bien des excuses à brouiller les pistes, son imagination l'y pousse. Elle seule est la responsable du mystère qui flotte autour de lui. S'il trafique son vécu - et le trafiquant, automatiquement le sublime -, ce qu'il invente n'est que le fait d'une créativité débordante et débridée, en effervescence permanente. Romans ou mémoires, nouvelles, reportages ou poèmes, l'imagination n'a de cesse de vouloir se matérialiser. Tout se passe comme si ses mouvements ne se pouvaient commander, mais s'imposaient à l'homme, qu'il le veuille ou non. A cet égard, importe-t-il alors que l'imagination vire à la mythomanie ? Pas vraiment. A qui vient démultiplier la vie, ne demandons pas de comptes. Ne soyons pas mesquins. Aurait-il mille fois menti sur son existence, qu'importe puisque c'est pour la bonne cause : combattre la mélancolie naturelle du monde, dont Cendrars avait bien conscience.

                                                                                         Anthony Dufraisse 

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01/05/2017 | Lien permanent

”Les anges dansent et les anges meurent”, de Margaux Lunel, éd. Presses de la Renaissance, 28/9/1990

Un livre jamais commenté, et pour cause !, il défie les règles du genre, un roman-récit autobiographique, le seul écrit par Margaux Lunel, ancienne junkie, qui nous dit avoir décroché. L'écriture, comme catharsis, la narratrice prend le nom de Billie (Holiday) et son amant James Douglas Morrison, celui de Kievits. Son livre est l'histoire d'une descente aux enfers, d'une dérive mortifère : dans l'îlot Chalon, quartier aujourd'hui rasé jouxtant la gare de Lyon, à Paris. En postface, l'auteure précise : "Pendant ces mois d'écriture, deux sentiments m'habitèrent beaucoup plus violemment que les autres, de façon incessante, j'étais comme obsédée : il fallait absolument que je réussisse à faire comprendre au lecteur que ce n'était pas une histoire de drogue que j'avais écrite, mais une histoire d'amour, que la came je m'en foutais... Je veux dire que je m'en serais foutue si elle ne s'était pas payé le luxe de me piquer une bonne part de mes amis." Thanatos rôde et emporte un à un ces vieux enfants désarmés devant ce qui leur arrive (filles et fils de professeurs, de médecins, elle, d'ouvriers) et qui n'acceptent pas assez la vie pour avoir peur de s'en défaire (exit Christo, Henri, Vincent et Thierry). Ici, l'héroïne a pour nom "le Malin".
[J'ai revu, je me suis reporté à ce à quoi j'ai pu assister à l'époque, nous étions au début de l'ère Mitterand, et du haut des quais le quartier, l'îlot Chalon avait été encerclé par les forces de l'ordre, pour une vaste opération de nettoyage ; tout a disparu à présent, depuis un fameux 14 février. Puis le lieu, comme sorti de terre, d'opération immobilière en opération immobilière, n'a cessé de gagner en hauteur, en se "boboisant" à souhait. A la lecture des "'Anges dansent et (d)es anges meurent", j'ai revu aussi - certaines de ses images inscrites dans mon cortex -, ce film : "Les anges perdus de la planète Saint-Michel" et revécu l'émotion qu'il avait suscitée en moi alors.]
Mais trêve de digressions, lisez ci-dessous un extrait de cet opus où percent de (trop) rares instants de bonheur, et qui font malgré tout la différence, en voici un :

*

"Le vent fera vaciller ces araignées qui peuplent mes yeux. Il fera errer ma peau sur fond de ciels et mouvoir le soleil dans mes veines, le soleil enfin qui incendie de trop vastes douleurs." M.L.

Résurrection du Sud
(Parodies de la Lumière).

Herakleio. Grande ville grecque peu intéressante. Capitale crétoise. Et puis, là où finit la route du Sud : Levenda.
Une vingtaine de baraques les pieds dans le sable, certaines sur pilotis : c'est un village de pêcheurs. Deux épiciers, une douche collective près des toilettes publiques pour quelques marginaux hors saison, deux ou trois pensions de famille, une mer bleu encre qui se répand sur la plage et dégouline le long des rochers, là-bas, passé les grottes...
Savait-il, à la minute près, quand j'arriverais ?... Je pénétrais tout juste sous la tonnelle, quand il se tourna, et de son sourire Malin m'accueillit :
- Hey, petite fille ! Tu ne m'en veux pas pour le déplacement ?... C'est plus tranquille ici, tu comprends ?
Son visage était fin, d'enfant, taillé dans la masse de ses excès. Pendant qu'il me regardait, une ombre divisait son menton de droite à gauche qui m'apprit l'existence de sa seconde lèvre. Moins insolente que la première, simplement sensuelle. Très ourlée, elle s'ouvrait à l'inconnu(e) de façon parfaitement lascive, d'un naturel presque indécent, et avalait goulûment la partie inférieure de son visage.

Il se leva, posa ses vêtements sur le sable, un peu plus loin, et entra dans l'eau, doucement, régulièrement, comme s'il retournait chez lui et ne devait plus en revenir.
Soupçonneuse, flairant un piège, commençant à être nettement refroidie par le manque, c'est tout habillée que j'ai plongé dans la mer.
Nous nous sommes séchés. Le soir, il s'est rhabillé, et nous avons emprunté une ruelle perpendiculaire à la plage, qui longeait un kiosque à cigarettes. En tournant sur la droite, la rue principale du village nous guida vers le seul restaurant ouvert à cette heure. Petite fille devant l'arbre de Noël, j'avais envie de toucher à tout et ne savais par où commencer.

Sur le palier de la pension de famille, il y avait une douche. Petite fille rougissante à la peau salée, je me suis prêtée - donnée - à la toilette que Kievits m'offrait. Vivant impeccablement ma pudeur, il ouvrit les robinets pour faire diversion, et me poussa sous l'eau, riant comme si nous étions des enfants, comme si nous devions rire à ce moment précis.

Sous l'eau, il m'a rejointe.
Sous l'eau, ses mains d'homme se sont posées sur mes seins..."


Margaux Lunel

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19/01/2020 | Lien permanent

Alexandre Eyries nous parle du poète franco-écossais Kenneth White - Opus 1

Avant de vous communiquer les titres des livres commentés dans le prochain Diérèse, à découvrir aujourd'hui, la parole est donnée aujourd'hui à Alexandre Eyries : pleins feux sur le poète

Kenneth White, "en chemin de lumière1"

     Lorsqu’on ouvre un livre de poèmes de Kenneth White, on est aussitôt frappé par deux éléments qui sont constitutifs de sa poétique : le rapport constant de l’écriture poétique au déplacement (souvent pédestre) et à la lumière, à la transparence,  à la clarté.

     Cette interpénétration de la marche et de la lumière est particulièrement prégnante dans les recueils En toute candeur (Paris, Mercure de France, 1964) et Terre de diamant (Paris, Grasset : collection "Les cahiers rouges") où la randonnée est apparentée à une exploration d’un territoire à la blancheur virginale et où l’écriture est synonyme d’une confrontation physique, concrète avec la chair du monde dont parlait Maurice Merleau-Ponty.

     L’écriture est une aventure, elle est exploration d’une terra incognita tout aussi bien mentale que culturelle. Elle est aussi une forme d’errance et de transhumance de la vie et de la voix. La littérature ainsi vécue et pratiquée est nomade, elle creuse des sillons dans la matérialité du monde, à l’écart des grandes voies de communication de la pensée, comme l’écrit Kenneth White dans la préface de L’esprit nomade : « j’ai une prédilection (c’est une question de topologie mentale) pour les terrains abrupts, […] causses, garrigues et landes. J’ai une préférence aussi pour les chemins de terre, ravinés, inégaux 2 ».

     La poésie s’élabore au gré de vagabondages et de circumnavigations terrestres à travers de territoires déserts,  inhospitaliers, sauvages. Les terrains abrupts sont ceux qui ne s’offrent pas au premier abord mais qui au contraire réclament du promeneur un effort, une lutte pour les apprivoiser et pour gagner leur respect. Cette démarche âpre, rugueuse, difficile est la seule à même d’engendrer une pensée novatrice, la seule qui permette de respirer un air plus pur et plus frais.

     A cette seule condition, une pensée s’invente dans et par la transformation d’une  forme  de vie par une forme de langage et d’une forme de langage par une forme de vie. Face à un nature hostile, le poète construit une pensée de la complexité, d’autant plus sinueuse qu’elle épouse les méandres de la terre et de la roche, d’autant plus vaste qu’elle embrasse l’univers tout entier. 

     Convoquons à présent un poème du recueil Terre de diamant ("La vie dans les collines") qui éclaire la prédilection du poète pour les terres escarpées :

              « La route que j’ai prise monte à trois mille mètres
             la rivière que j’ai traversée cascade à plus d’un endroit
             abrupt est le sentier pour arriver chez moi
             en été il se perd dans les ronces
3 ».

     Cette pensée poétique complexe peut être rapprochée de ce que les philologues appellent une lectio difficilior, une lecture qui affronte les difficultés pour mieux les dépasser ensuite alors que la lectio facilior se contente d’une appréhension simpliste (volontiers réductrice) de la réalité.

     Le terrain abrupt exige qu’on soit fort pour le dompter, qu’on soit opiniâtre pour le conquérir. La poésie est une pratique ascendante, elle aspire à gravir les plus hauts sommets et pour cela culmine à "trois mille mètres". Les ronces disent les écueils qu’une telle poésie peut rencontrer, elles ramènent aussi le poète à la réalité rugueuse qu’il doit étreindre, comme le Rimbaud du poème "Adieu" qui clôt le recueil des Illuminations.

     Le poète élabore conjointement à son œuvre poétique une réflexion d’envergure sur le monde, le langage, et la culture, réflexion qui tire sa plus grande force et l’essentiel de son originalité de son caractère apatride, à la fois trans-géographique, trans-national et trans-culturel : « le nomade, c’est […] celui qui quitte l’autoroute de l’histoire, […] s’invente une géographie, et plus fondamentalement, cette densification de la géographie que j’ai appelée géopoétique4 ».

      La géopoétique est une démarche errante, elle se nourrit de vagabondages aléatoires et de promenades accomplies au hasard des humeurs et des rencontres. Elle tient compte des éléments météorologiques (de ce que l’on désigne le plus souvent comme les "caprices de la nature") tout autant que des bifurcations physiques, concrètes du chemin.

     Elle mène le poète de choix en choix à éprouver dans sa chair la complexité du territoire qu’il habite, les différentes strates de la réalité environnante.

     Cet article abordera dans un premier temps la corrélation très forte qui existe entre la pratique de la marche et l’écriture du poème, puis il tentera de donner à voir l’omniprésence de la blancheur et de la lumière dans cette œuvre.


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Alexandre Eyries

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1 Cette expression est extraite d’un livre de poèmes d’Henri Meschonnic, Et la terre coule, paru en 2006 chez Arfuyen. Elle me semble de nature à éclairer l’œuvre du poète franco-écossais Kenneth White.
2 Kenneth White, L’esprit nomade, Paris, [première édition Grasset et Fasquelle, 1987], Le Livre de Poche : collection "Biblio essais" n° 31142, 2008, p 11.
Kenneth White, Terre de diamant, Paris, Grasset : collection "Les cahiers rouges", 1983, p 57.
4 Kenneth White, L’esprit nomade, Paris, [première édition Grasset et Fasquelle, 1987], Le Livre de Poche : collection "Biblio essais" n° 31142, 2008, op.cit,  p 11.

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13/12/2017 | Lien permanent

Diérèse 52/53 : repérages 2


Ce samedi, j'écrivais qu'une fois sorti du musée, et après avoir lu l'excellent poète Pascal Pfister, il convenait de me sustenter un tantinet. L'aventure, ça creuse ! Un sandwich garni d'une tranche de roastbeef presque transparente, quelques cornichons maculés de moutarde ont fait mon affaire (si je puis dire), une Desperados pour éviter d'avoir la bouche sèche. Sur le quai, il était près de 21 heures, la nuit a gardé pour moi un goût de journée. On entend la motrice faire des essais, ça tremble un peu, un peu plus, on dirait que ça fume, puis flop, flop ! Tout s'arrête, je sens que l'affaire n'est pas dans le sac. Au bout de 20 minutes de tentatives infructueuses, les gens se regardant l'air de dire : "Mais que se passe-t-il donc ?", un agent nous annonce au micro que la motrice rencontrant d'insurmontables "problèmes techniques", il convenait que les passagers descendent sur le quai et empruntent le prochain train pour Toulouse.

Arrivés à Toulouse, ce serait à minuit passé que s'élancerait le valeureux convoi en direction de la Ville lumière. Du temps à tuer, encore. Les abords de la gare, assez sympathiques, une pression au comptoir et relis Volis agonal, de Marc Guyon :
     "Simple glisse la vie
     aisée, car le difficile
     n'existe que dans la main, le geste."
Les noctambules, un peuple bon enfant, entre ceux qui cherchent et ceux qui ont trouvé, ceux pour qui le sommeil est un détail... Je me love dans la mezzanine, un compartiment des plus étriqués, après quelques banalités échangées avec mes voisins de compartiment. J'ignorais alors qu'on surnommait ce convoi "le train des voleurs", les exactions y étant à l'époque loin d'être exceptionnelles. Bien sûr, ayant trop de respect pour cette noble compagnie, je me garderai de confirmer aujourd'hui la mauvaise réputation de ce train de nuit, aux multiples escales. Je crains de ronfler et garde mon portable à touches près de mon oreille. L'estomac gargouille déjà un peu. La valisette derrière ce qui fait office d'oreiller.

L'arrivée ? : à plus de midi, c'est un vrai tortillard. Je ne pourrai donc reprendre mon travail que l'après-midi (prévenir mon employeur, en invoquant le cas de force majeure, mais pas avant huit heures). Bref. Malgré l'inconfort manifeste, il s'agit de tenter de dormir un peu, au mieux. Jusqu'à 5 heures du matin, c'est allé. Je soulève le rideau du compartiment, jette un œil en extérieur : nous nous sommes arrêtés je ne sais trop où, on palabre sur les quais. J'ai eu tout de même le temps de rêver. En haute montagne, un hélico venu me porter secours, montée avec la petite échelle de corde et descente dans la vallée, où le soleil est au rendez-vous. Les yeux mi-clos, juste le temps de m'aviser que quelqu'un ouvrait la porte à glissière, farfouillait d'une main preste dans les premiers bagages accessibles, pour repartir illico.

A six heures et quelques, une furieuse envie d'uriner me prend. Je descends de la mezzanine, précautionneusement. Prends le couloir ; par chance, pas de file d'attente. Retour au bercail : mon voisin du dessous est en train de fouiller le bagage aux pieds de celui qui dort à poings fermés, au même niveau que moi, mais de l'autre côté. Je le dévisage, il s'arrête donc, et l'air de rien retourne à son lit. Flash : je me dirige illico vers mon semblant d'oreiller (un pull-over roulé sur lui-même) et ouf ! la valisette que dans mon empressement j'avais laissée sans surveillance côté fenêtre n'a pas bougé d'un poil, je l'ouvre pour en vérifier le contenu, tout y est, j'ai eu très chaud. Et ne la quitterai désormais plus des yeux.

Tout aurait donc pu s'arrêter là. Car c'était un manuscrit original que je transportais. Me souvenais alors de ce qui était arrivé à Henri Thomas, qui a perdu un jour un manuscrit dans un taxi ; mais ce n'était que le sien. Rien ne vaut le numérique, drôle de l'entendre sous ma plume, n'est-ce pas ? Inutile d'ajouter que le sommeil m'avait définitivement quitté. Il me tardait d'arriver à Paris pour prendre un café double bien serré. J'ai repris mon Journal en main là où je m'étais arrêté la veille au sortir du musée des Beaux-Arts : calepin sur les genoux, me remettant à écrire lorsque les rideaux du compartiment tirés ont laissé entrer la lumière diurne. Stressé et heureux en même temps : une sorte de contentement intérieur, tout-puissant, la sensation d'être passé à côté du pire et d'avoir été épargné.


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Daniel Martinez

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15/08/2018 | Lien permanent

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