01/11/2019
Dominique Labarrière (1948-1991)
UNE CURE D’INEFFICACITÉ
"L’air triste et las des gens qui flânent le matin
parce que la journée est d’avance manquée
et qu’autant vaut la commencer oisivement."
Henri Thomas
Cette chose étonnante qui advient une ou deux fois l’an, parfois un peu plus, souvent moins ; que j’appelle poésie ; que rien ne laisse présager, si ce n’est une imperceptible modification du métabolisme et dont rien ne subsiste sauf le souvenir d’une zone obscure où s’éveillent et vivent des images, une image dans le meilleur des cas, que son étrangeté fait ressortir.
Écrivant, voici que se profile cette pensée ; je me promets de la noter sitôt la phrase en cours achevée. Il s’avère impossible de m’en souvenir. Simplement la trace de sa venue puis de la disparition d’une "pensée" dont je ne sais rien d’autre que cela : elle fut. Le cherchant mais en vain, il m’apparaît qu’elle était en rapport avec ce qu’alors j’écrivais. Se pourrait-il qu’elle ne soit qu’une doublure, une suivante de l’écriture ? Une confidente stérile sans être propre hors de ces muettes et furtives apparitions ?
Écrire comme si ces phrases étaient les dernières.
Mais pour qui relit ces lignes et qui jadis les écrivit, elles sont plus étrangères que celles qu’il peut lire d’un autre. Et pourtant bercé de la même illusion : que ces mots soient les derniers ! - , il écrit encore et encore.
La pénible conquête de quelques mots, voire la mise à nu d’un poème - pour se retrouver encore plus seul, plus désemparé, plus incertain. Encore plus meurtri. Comme si ce poème qui, maintenant, existe, je ne peux le relire, l’oublier ou le détruire ; je peux le confier à un ami ou le publier, il n’en existera pas moins - comme si ce poème ne se satisfaisait pas de son opacité propre et renchérissait sur celle du monde. Brouillait toute transparence. Écartait toute tentative de réconciliation. Comme si l’un des deux, le poème, le monde (et moi avec lui, qui en fais partie), était de trop -, et qu’il soit cependant nécessaire qu’ils existent simultanément.
J’écris. J’ai honte de ces quelques lignes, honte à laquelle se mêle l’impossibilité physique de détruire cette page. Alors ? Écrire. Écrire encore en choisissant avec soin d’autres mots : à relire, je saurai bien pourquoi ils sont là !
Celui qui vit ceci et cela, c’est lui ; vaguement inquiet je l’accompagne et le regarde : encore ceci ! encore cela ! Et lorsqu’il arrive que lui et moi se rejoignent pour mimer une fallacieuse identité, c’est la chute.
Je dis : je ne vois rien. C’est à des événements particuliers, "pittoresques", à des faits auxquels pour telle ou telle raison j’ai été amené à conférer la qualité d’événements -, c’est à des choses semblables qu’alors je pense. C’est dire que je n’étais pas là. Où étais-je ? Qui occupe ma place lors de ces états d’éclipse, d’intermittence ?
Je me détachai de lui, ou il se détacha de moi : c’est alors que je pris conscience de mon corps.
Il m’arrive parfois de regretter de ne plus "être" le même, car j’ai oublié qui était celui-là.
Du dégoût comme résistance à la pensée par elle-même comme elle-même.
Cet état d’attente où rien ne se passe, où rien ne peut se passer. Inconcevable que l’on puisse s’en sortir ! Qu’il y ait eu autre chose par le passé, qu’il puisse y avoir autre chose dans l’avenir. L’attente n’attend rien - rien d’autre qu’elle-même.
Brusquement des heures, des mois se sont écoulés - brusquement on n’attend plus.
L’indifférence, le comportement métaphysique par excellence face à la question métaphysique par excellence : celle de l’être. On ne saurait l’expliquer sans la réduire par là même à quelque chose de moins qu’elle. Ainsi cet homme qui montant à l’échafaud, marque tranquillement la page du livre qu’il lisait encore en marchant et le remit au bourreau.
Figures peintes sur un rideau, une face tournée vers le monde et l’autre vers le monde sans images.
Dominique Labarrière
02:11 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
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