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29/03/2016

Un texte inédit de Jean-Claude Pirotte

Tout commence dans un inventaire à la manière de Claude Simon, puis...

Les régentes de Haarlem*

 

Dans la pièce règne un désordre artistique. Faussement artistique, cela va de soi. L’artiste est tassé dans un fauteuil de bois, dont les accoudoirs sont lisses, et d’un brun plus luisant que le dossier graisseux. La table a les pieds tournés, discrète élégance lorraine, et elle est encombrée. On y voit : des enveloppes timbrées, du papier griffonné sur une face et peut-être les deux, une lampe à abat-jour rosâtre, un sous-verre de liège supportant une chope sale, une pile de chemises ocres et vertes fermées sur des manuscrits présumés, un coupe-papier en ébonite agrémenté d’un astucieux système de pèse-lettres, un minuscule coffret de bois blanc contenant des trombones (muets), un ouvrage consacré à la peinture du XVIIe, un dictionnaire Kramers, un livre de Jude Stefan, Mes amis d’Emmanuel Bove dans la collection Le livre de demain, Arthème Fayard, 1932, des feuilles de carbone, un paquet de cigarettes Richmond, un briquet bon marché, un stylographe lie-de-vin, des poèmes d’Yves Martin, un bloc-notes, des rames de chatelles, une machine à écrire déglinguée, deux tranches de saucisson sec, un pot d’encre de Chine, trois canettes de bière belge, c’est tout. C’est d’ailleurs beaucoup trop. Il reste à peine à l’artiste au bord de ce fouillis la place pour écrire ce qui précède sur une feuille vierge, qui a donc cessé de l’être en n’émettant aucune plainte que le crissement qui s’interrompt lorsque je lève la plume du second porte-plume, le noir, le funèbre, instrument dont je préfère user pour dépuceler ladite feuille filigranée extra strong bien qu’elle ne soit pas aussi strong que ça. Oui, j’oubliais le cendrier rond en faïence claire mais il disparaît sous les mégots et il pue, ce qui ne change rien à l’humeur de l’artiste, au contraire. C’est une grossière faïence bon-enfant qui en a vu d’autres et qui ne porte aucune marque ni aucun signe au cul, je viens de m’en assurer afin de satisfaire la curiosité du lecteur soucieux de réalisme quotidien, et maintenant les mégots jonchent la table. La lampe à abat-jour rose est une indescriptible horreur branlante comme la mémoire d’un bordel. Le papier carbone usagé constitue un palimpseste encadré de marges d’un noir brillant, disons avec modestie que les surimpressions grisâtres de frappes dactylographiques composent un cryptogramme susceptible, à la rigueur, d’inspirer aux philologues avides d’inédits une haute idée des récents travaux de votre serviteur. Le volume consacré à la peinture du XVIIe est cartonné ; la couverture reproduit l’œuvre célèbre de Franz Hals (Malines 1580 – Haarlem 1666), Les Régentes de l’Hospice de Haarlem, qui est datée 1664, et dont la date suffit à confirmer que le peintre octogénaire et toujours vert connaissait sur le bout des doigts ces régentes-là, les trognes qu’il leur a collées révélant d’autre part qu’il ne les portait pas dans son cœur. Cet aréopage de vieilles salopes aux mains griffues convient à l’artiste, qui tantôt s’est cru victime des femelles, tantôt leur idole, mais n’est-ce pas le cas de chacun me direz-vous ?  

regentesdelhospicedevieillards.jpg 

En allumant une cigarette, l’artiste relit une phrase d’Emmanuel Bove qu’il va s’empresser de copier parce qu’il a le sentiment qu’elle s’applique à lui comme une kyrielle de phrases des livres qu’il a lus sans toujours bien comprendre avouons-le, mais quelle importance ? Bref, cette phrase n’est en rien sibylline, la voici : « J’ai remarqué que je suis beaucoup mieux dans les vitrines que dans les vraies glaces. » Il serait commode à l’artiste de développer ce thème de l’image de soi que vous renvoient les vitrines d’une façon moins péjorative que les miroirs, ceux-ci deviennent en effet de plus en plus pessimistes à mesure que l’on avance en âge et de plus en plus dangereux, c’est en ce sens que la peinture de Hals est cruelle et cependant prodigieusement équitable puisqu’elle impose à ces vieillardes enfraisées, enfarinées, asséchées, la vision de leur lubrique et malfaisante vertu dans le miroir éternel où le ramier qui se rengorge ne peut éviter de se retrouver aplati, condamné sans rémission à l’enfer avaricieux de la bassesse par une postérité sans complaisance cqfd mais il n’y a rien à démontrer sinon que chacun pose sur le prochain ce sale regard glacé des Régentes et qu’après tout dans un miroir quand on est seul on peut encore se sourire bien que l’illusion, pour peu que l’on s’astreigne à un effort de sincérité, s’évanouisse à toute allure et alors le moins que tu puisses dire c’est que tu es heureux de ne pas te voir avec les yeux des copains sans que ce soit marre, l’artiste en a marre, il fuit les miroirs comme la peste, la pièce n’en comporte pas, et quand il marche dans les rues des villes il détourne aussi les yeux des vitrines ce qui n’était pas le cas je l’admets quand je me sentais jeune et pimpant, attendu par une belle fille par exemple à une terrasse de la cité de Haarlem en Hollande où Frans Hals a dû crever sans recevoir une ultime caresse quand bien même il avait quelques gros sous de côté (dixit le biographe) mais ça devait être un paillard du genre Baudelaire oui les bonnes Sœurs l’égorgeraient plaisamment si elles ne jouissaient davantage encore avec férocité du spectacle de sa lente décomposition, l’agonie la plus interminable est un don de Dieu, faites repentance espèce de mécréant bavard impie Satan pustuleux crapule fistuleuse énergumène ! Jésus-Marie c’est le pied ma vieille, oui Mère Supérieure j’avoue que c’est le pied, dites le pied de Notre-Seigneur mon enfant et il vous sera largement pardonné, mais parfois reconnaissons-le l’artiste se goure (il existe aussi de braves gens ouais), il lui reste à l’artiste à reprendre son inventaire sous l’œil macabre de Régentes, et « c’est curieux comme dans la mémoire, les endroits où l’on a été malheureux deviennent agréables » note encore Bove, la phrase est dans ma mémoire depuis plus de vingt ans quand les intellos disaient Bove qui c’est ça ?, aussitôt je revois le pavé des rues de Haarlem où je trébuchais goinfré de genièvre à la recherche de la garce superbe qui m’avait ri au nez, mon séjour dans cet hôpital et tout le truc du sevrage et c’était le ciel de ma fenêtre comme une bénédiction posée sur mes souvenirs futurs, maintenant je les tiens les souvenirs, l’artiste les écoule au compte-gouttes la tête penchée sur la page dans l’air bleu de fumée, se servant avec un tour de main nouveau du stylographe noir, l’instrument du deuil ou de la résurrection, le revolver à cheveux blancs de tout le monde, mais la résurrection voilà beau temps qu’elle est au rencart, qui je vous le demande ressuscite réellement Emmanuel Bove ?, l’artiste n’est-il pas un type du genre Emmanuel Bove que personne ne lit plus, d’accord on fait semblant, et c’est normal on n’a pas une seconde à perdre on va tous fascinés à la refile, ignorant que pour traverser le miroir il faut déposer son obole dans la main crochue de la cinquième Régente de Haarlem**.


                                                              Jean-Claude Pirotte

 * Les régentes de l'hospice de vieillards à Haarlem, huile sur toile, 175 x 249,5 cm, Haarlem, Frans Hals Museum. Le peintre et sa famille habitaient dans la même rue, Groot Heiligland.

** L'intendante, debout, à l'arrière-plan.

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