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22/05/2017

Où va la littérature ?

La parole est aujourd'hui donnée à Michel Orcel, né à Marseille, poète, traducteur de Leopardi ou de Ugo Foscolo, essayiste, romancier (remarqué pour le "Sentiment du fer", Grasset, 1994) ; parmi ses derniers titres, : "Italie obscure", Librairie Belin, 2001, "L'Invention de l'islam", Perrin, 2012, "Jardin funeste" (éd. numérique), Amazon, 2014.

 

Le paysage littéraire français se modifie peut-être, mais de façon paradoxale. En vérité, là comme ailleurs, le monstre économique fait son office, et bien souvent de façon secrète, sous les apparences mêmes de la distinction. Car on ne peut à la fois que constater la multiplication des talents (infiniment plus nombreux qu'avant), mais, en même temps, leur dévoiement presque immédiat. [...] Plus inquiétant, en revanche, est le bouclage bien connu du circuit littéraire français, qui explique en partie le peu de succès de notre production à l'étranger ; le minimalisme ou le formalisme d'une certaine écriture (là encore, parfois fort talentueuse) semblent mal placés pour revitaliser la production romanesque française.

Si, avec la terrible dégradation politique et environnementale de la planète, qui ne justifie que trop la désolante justesse du nihilisme philosophique, est en train de faire retour une conception de l'art comme "plaisir" - tantôt immédiat, voire frivole, tantôt lié à la purgation aristotélicienne des passions -, au rebours de l'interprétation marxiste, voire stalinienne, de l'utile dulci, c'est bien que l'"engagement" a fait son temps. Sauf à comprendre ce terme comme l'engagement tout à fait individuel, et non réfléchi, à "sauver" provisoirement le lecteur, et éventuellement le citoyen, de la dévoration médiatique et consumériste.

Je ne revendique aucune "généalogie", mais la fraternité (parfois provisoire) avec de grands aînés. Pour la pensée, l'Ecclésiaste, Sextus Empiricus, Plutarque, Sénèque, Vico, Schopenhauer, Nietzsche (comme eux, je déteste Platon et les idéalistes allemands), Freud et Ferenczy, Guiseppe Rensi (plutôt que Michelstaedter), Camus (mais certainement pas Sartre), Norbert Elias (malgré la pesanteur de son écriture)... Au théâtre, Térence, Shakespeare, la Commedia dell'arte, Molière, Marivaux, Musset, Tennessee Williams, Harold Pinter, tout l'opéra jusqu'à Pelléas... En poésie, Lucrèce, Virgile, Properce, Manilius, la Renaissance italienne et française, le Tasse, Keats, Leopardi, Hölderlin, Verlaine (plutôt que Rimbaud), Apollinaire... Pour la prose, Tacite, Montaigne, Stendhal, Sénancour, Nerval, Gyula Krudy, Proust, Giono (ce dernier étant à mes yeux le grand rénovateur de la phrase française et un visionnaire égal à Balzac). Je passe sur le rôle formateur qu'ont pu avoir pour moi des œuvres aussi différentes que les romans populaires de Maurice Leblanc et Alexandre Dumas, le Manifeste du surréalisme et la poésie de Christian G. Guez-Ricord. Aujourd'hui plus que jamais j'admire Jean Starobinski, Yves Bonnefoy (mais certainement pas René Char), Jean-Pierre Richard (dont j'adore le subtil matérialisme), Pascal Quignard (un de nos plus grands prosateurs, malgré ses faiblesses ponctuelles), et j'envie à Pierre Bourdieu son pamphlet contre la télévision.

De même que les tentatives de captation d'"un grand public" par Arte sont condamnées par nature à ne satisfaire ni la chèvre ni le chou, les "stratégies d'accès à la lecture" sont d'avance condamnées. Il faut admettre une bonne fois pour toutes que, d'une part, le livre fait partie d'un type de communication culturelle appartenant au passé, et que, d'autre part, il est aujourd'hui - financièrement en tout cas - à la portée de tous. Le problème est donc politique - si tant est que la politique ait encore une ombre d'indépendance face aux instances économiques qui gouvernent la planète. Sa solution me semble passer : 1) par le refus d'une éducation prétendument égalitaire, disons "de série B" (conduite par des hommes politiques issus pour la quasi majorité de grandes écoles !) ; 2) par la revitalisation du "modèle français" (lui-même issu du modèle romain) qui consiste à chapeauter les cultures locales (régionales ou immigrées) par une langue et une culture nationales de référence ; 3) par l'acceptation éventuelle de la coexistence de niveaux de divertissement (la télé entre autres) totalement opposés. Les tentatives de panachage entre "culture" et "masse" sont généralement désastreuses du point de vue artistique, voire idéologique.

Pour en revenir au livre, est-ce que la vraie stratégie ne passerait pas par le "manque" ? Par l'exploitation, chez l'adolescent gavé d'images et de musique, d'une frustration, du désir de découvrir l'inaccessible, comme il découvre la sexualité, interdite jusque-là. En forçant le trait, la vraie "stratégie d'accès à la lecture" ne passerait-elle pas par une "stratégie d'interdit à la lecture" ?...

                                                                                           Michel Orcel

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