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15/05/2017

Roger Martin du Gard - André Gide (avril 1927)

Grand ami de Gide, l’écrivain Roger Martin du Gard (1881-1958) fut remarqué par celui-ci dès 1913 et la publication de son roman Jean Barois. Ils se lièrent d’une amitié fortifiée par la confiance réciproque qu’ils se portaient quant à leur jugement littéraire : ils se lurent ainsi Les Faux-Monnayeurs et Les Thibault au fur et à mesure de leur composition, et se conseillèrent l’un l’autre. « Martin du Gard sera le témoin et le confident discret et fidèle de tous les événements de la vie de Gide, qu’ils soient littéraires, politiques, religieux ou privés, comme en témoigne la dernière lettre de Gide à Martin du Gard rédigée le 11 janvier 1951, un mois avant sa mort : « Je vous quitte pour penser à vous. » (Jean-Pierre Prévost, André Gide, un album de famille, Gallimard, 2010, p. 45).

Les deux pages qui suivent, extraites d’un manuscrit qui en compte six, a pour titre « Son influence ». Sur André Gide [les trois derniers mots sont biffés]. Il date d’avril 1927, un an après la parution de Si le grain ne meurt, où Gide s’est livré tout entier. Les mots entre crochets sont de mon fait. Voici :

*

Son influence  

Depuis des années, il y a en circulation une certaine caricature d’André Gide, qui, à la longue, a pris, dans la plupart des esprits, plus de réalité, un contour plus net que sa figure vraie… Je m’inquiète de constater que, les années passant, cette fausse image se cristallise, s’impose chaque jour davantage…

Il faut avouer qu’il semble inviter lui-même à la méprise : jamais de préfaces explicatives…, jamais de prière d’insérer, jamais d’interviews ni de notes de presse, jamais rien qui tente d’aiguiller la critique. Il se plairait plutôt à la dérouter.

J’incriminerais même – si ce n’était par ailleurs toute une esthétique – cet emploi continuel du « Je », – qu’il s’agisse du Michel de L’Immoraliste, de Lafcadio [des Caves du Vatican], du pasteur de La Symphonie [pastorale] ou d’Alissa [de La Porte étroite] ; qu’il s’agisse même du personnage d’Édouard dans Les Faux-Monnayeurs. Cette forme du récit n’incite pas seulement le lecteur à prendre le change, mais, ce qui est plus dangereux, elle permet aux adversaires inattentifs ou peu scrupuleux des citations à la première personne qui favorisent et alimentent les plus tendancieuses interprétations…

Si paradoxal que cela puisse paraître un jour, il faut bien reconnaître que certaines attaques récentes, certains jugements, ont eu, sinon plus de lecteurs, du moins beaucoup plus de retentissement dans les revues et dans les journaux que les livres mêmes de Gide ; la portée de l’œuvre s’en est trouvée faussée dans l’esprit du public ; bien plus, les intentions mêmes de l’auteur ont été dénaturées, travesties…

Comment s’étonner qu’un apport si neuf et qui paraît aussi osé, ait inquiété les traditionalistes, et s’étonner qu’ils se démènent à qui mieux mieux pour faire obstacle à la situation grandissante de Gide, pour le couvrir d’opprobres, pour soulever une opinion publique que Gide lui-même… semble indisposer à plaisir, en la déconcertant, en la bravant ?

Aussi n’est pas ce légitime effroi qui me choque, mais de voir sur quel point ces adversaires portent leur attaque : ils accusent André Gide d’exercer une influence pernicieuse sur son temps et spécialement sur la jeunesse que son art aurait envoûtée.

Ici, je dois faire effort pour oublier mon expérience personnelle et combien son affection peut être utile et vivifiante. Qu’il me suffise de parler des autres.

Il m’a été donné maintes et maintes fois de constater le rayonnement salutaire d’André Gide, non seulement sur ses familiers, ce qui déjà serait probant, mais sur tant d’amis inconnus qui l’assaillent de lettres, de visites, qui lui confessent leurs débats de conscience, qui lui demandent aide et conseil ; sur tous ces êtres inquiets, si différents de pays, d’âge, de formation religieuse, de goûts, d’orientation, qui ne viennent presque jamais en vain quêter son appui moral... On n’a peut-être pas assez remarqué une phrase du Journal des Faux-Monnayeurs : « Ce qui manque à chacun de mes héros, que j’ai taillés dans ma chair même, c’est ce peu de bon sens qui me retient de pousser aussi loin qu’eux leurs folies »… Nul n’a été plus capable de s’éprendre de personnalités profondément opposées à la sienne ; nul ne se penche avec une curiosité plus attentive, plus précautionneuse, sur la pensée profonde d’autrui. Certes, il n’a pas donné un égal assentiment à toutes les positions morales qu’il a rencontrées sur sa route ; mais nul n’a montré plus de respect pour ce qui compose l’intégrité intellectuelle des individus… Ce qui domine peut-être toute la vie d’André Gide, par conséquent aussi son œuvre, c’est une incroyable faculté de sympathie, sympathie poussée parfois jusqu’à une dépersonnalisation provisoire, plus ou moins importante, plus ou moins prolongée… Il apporte à chacun un surcroît de force.

Un des éléments les plus puissants de l’attraction qu’il exerce, c’est ce persuasif, ce capiteux encouragement qu’il nous donne à persévérer résolument, gaîment, dans notre être, et à exiger de nous le plus particulier, le plus authentique, le meilleur. (Encouragement qui n’exclut d’ailleurs pas la sévérité ; il la recherche même, s’il la sent généreuse.)

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Il a ce don d’aiguiser le sens critique et d’augmenter l’auto-perspicacité de chacun, sans diminution de ferveur. Il fait plus encore : il exalte chez autrui, non pas l’orgueil, certes, et je ne sais comment dire : une équitable vision de soi, une confiance, une confiance modeste en soi-même.

Je raconterai peut-être un jour ce qu’est un entretien intime avec André Gide.

                                                                                     Roger Martin du Gard

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