23/08/2015
Joseph Brodky, opus 2
Anne Epelboin : Peut-on dire que Leningrad vous prédisposait à la langue anglaise ?
Joseph Brodsky : Ce que j'ai retrouvé, dans cette voix neutre de la langue anglaise, qui résonne le plus loin, avec une sorte de sentiment d'objectivité, m'a effectivement comblé. C'est une langue qui s'étonne de l'objet qu'elle se propose. Mais quand nous vantons les mérites de tel ou tel poète, c'est une erreur ; ce n'est pas le poète qu'il faut vanter, car la langue n'est pas le moyen de la poésie ; au contraire, c'est le poète qui est le moyen et l'instrument de la langue. La langue préexiste, c'est un phénomène qui existe en dehors de nous, comme biologiquement. Elle se développe et croît jusqu'à un degré de maturité qui fait qu'un poète peut en cueillir les fruits ; et il les organise. Le poète ou l'écrivain, c'est celui qui est là, dans les parages, prêt à faire cette récolte, quand les fruits sont mûrs et tombent.
La poésie, c'est la forme suprême de l'activité langagière, qui nous distingue des animaux. Et donc ce n'est pas une forme d'art, ou de repos, ou de distraction. C'est un but pour l'homme ; les poètes sont, disons, plus aboutis sur le plan biologique.
A. E. : Quel rapport entre la langue et le pouvoir ?
J. B. : La langue, c'est ce qui prime, avant la nature, ou Dieu, ou n'importe quoi. Dans toute création littéraire, il faut repousser ce qui existe déjà chez les autres ou chez soi-même, sinon c'est une répétition et donc un cliché qu'on ne peut se permettre. Il faut donc toujours aller de l'avant ; cette activité linguistique spécifique fait que tous les gouvernements forts comprennent le danger, les implications de cette sorte de littérature ou de poésie, qui repousse ou éclaire les jeux idéologiques et qui les compromet.
A. E. : Comment avez-vous vécu l'épreuve de l'exil ? En quoi est-ce une épreuve-limite pour un poète ? Que devient la langue ?
J. B. : Etre poète, ou poète en exil, ça ne fait pas grande différence. C'est moins confortable d'être exilé que d'être chez soi, où l'on peut demander conseil aux proches et vérifier l'effet produit ; mais quand on ne peut plus rien vérifier, qu'on ne peut plus s'appuyer sur les murs, la poésie devient une plus grande prouesse. Si on passe par l'épreuve de l'inconfort, si on survit comme poète dans les conditions défavorables de l'exil, c'est qu'il ne s'agissait pas simplement d'un jeu narcissique, c'est qu'on travaille vraiment pour l'amour de la littérature, et de la langue. Il y a, bien sûr, des moments très désagréables, quand on croit avoir oublié une rime, ou la prononciation d'un mot, ou qu'on croit perdre la langue, l'angoisse vous envahit, mais la règle est que plus on éprouve d'angoisse, plus les résultats sont intéressants.
Ecrire est, de toute façon, une école d'incertitude. Et en exil, on ne sait plus à quoi attribuer les difficultés rencontrées : au processus même d'écrire, qui est infiniment compliqué, ou au fait qu'on oublie la langue, ou à l'infortune de vieillir, tout simplement. Le plus important, dans cette situation d'écrivain hors patrie, c'est qu'on n'a plus personne sur qui rejeter la faute. On se sent un peu comme un vaisseau spatial dans l'espace : la question est de savoir s'il va survivre ou non.
L'anglais est une langue merveilleuse, j'adore écrire de la prose, des essais, en anglais. Mais j'écris très peu de poèmes en anglais. C'est plutôt pour démontrer à mes collègues de langue anglaise que j'y arrive aussi. Je continue d'écrire en russe. Mais si je devais vivre maintenant avec une seule langue, je serais complètement désemparé, peut-être deviendrais-je fou. Cette dualité des langues est un peu mon salut. Les plaintes des émigrés russes viennent en grande partie de ce qu'ils n'ont comme langue que le russe et ses problèmes spécifiques... Et ils manquent d'un vrai milieu d'échanges. Il est vrai que la littérature et la langue anglaises m'étaient déjà si familières en Russie qu'en arrivant en Amérique je me sentais comme un traducteur qui retourne à l'original.
Fin de l'entretien
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