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02/06/2017

"Les confessions d'un mangeur d'opium anglais", de Thomas de Quincey, éd. Gallimard, 1990

Les Confessions ont d'abord paru, signées X.Y.Z. dans le London Magazine en 1821. Quincey (1785-1859) a trente-six ans. "A treize ans, note-t-il avec désinvolture, j'écrivais le grec avec aisance." Plus vous serez cultivé, prévient-il, et plus l'opium aura des conséquences éblouissantes (voilà un excellent argument en faveur de la lecture, et l'on peut s'étonner que les pouvoirs publics ne l'utilisent pas). Tout ce qui est su, lu, écouté, vu, se transforme, là devant vous en réalité dynamique, émotive. A quoi bon, dès lors, le pauvre spectacle collectif si vous êtes pour vous-même une multitude en acte ? Comme un mourant volontaire, vous assistez à la récapitulation de votre vie dans ses moindres détails. Vous devenez un opéra fabuleux, un bateau illuminé, ivre...

Quincey est un explorateur rigoureux. Il ne cache pas les terreurs, les angoisses, les efforts pour se distancier de la "noire idole". Un 8 juillet, il prend trois cents gouttes de laudanum. Le 25 du même mois, zéro. Mais le lendemain, deux cents. Entre-temps, il se retrouve dans des situations inextricables, en Égypte, guetté par des crocodiles ; à Rome dans des péripéties sorties de Tite-Live ou des Prisons de Piranèse ; en Angleterre, deux siècles auparavant, à un bal réel où il voit danser des femmes dont il sait, par ailleurs, qu'elles sont décomposées dans leurs tombeaux. L'espace s'amplifie toujours plus, le temps devient "infiniment élastique", toute mesure est abolie.

C'est ce savoir positif de l'incommensurable (et non pas de l'indicible poétique) qui fait époque dans son livre. Savoir qui ne s'oppose même pas à la philosophie (d'où l'humour froid et ravageur des Derniers jours d'Emmanuel Kant, traduit par Marcel Schwob, Ombres, 1986). Tout s'écrit, l'oubli est impossible. "Le redoutable livre de comptes dont parlent les Écritures est en fait l'esprit de chaque individu." Comment n'être pas dans la compassion et l'ironie les plus vives lorsqu'on a trouvé - grâce à une "manière pénétrante et féminine" et une "pensée naturellement spirale", - les preuves sensibles et vécues de la relativité généralisée ?

Compassion et ironie : deux attitudes à proscrire, pour propager le sérieux borné et la malveillance inlassable, ce que Baudelaire, au vu des nécrologies dédaigneuses des journalistes à propos de Quincey et de Poe, appelle déjà "la grande folie de la morale" ou encore "l'esprit envieux et quinteux du critique moral". Reste les Confessions, ce livre sublime, l'un des rares où l'on est obligé, en même temps que l'auteur, de trembler lucidement de douleur ou de joie.

                                                                                            Philippe Sollers

11:16 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

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