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22/02/2018

Troisième conte tunisien

SOUSSE

 

   Du conduit d’aération de la salle d’eau, clos par un fin grillage circulaire s’échappait un gazouillis léger, presque constant, qui allait crescendo puis se fluidifiait en roulades plus douces, semblait renaître en mourant, s’éterniser enfin, comme si l’air était aspiré en même temps que soufflé : c’étaient, à l’observation, plusieurs oisillons, qui avaient trouvé refuge derrière le treillis métallique et dont le nid n'était pas loin, descendus là par une ouverture franche ménagée plus haut, sur la terrasse carrée. Oui, je m’étais penché sur la chose, intéressé par cet insolite fond musical qui atténuait un peu la fatigue d’une journée en demi-teinte.

   En toute fin d'après-midi, je m'étais accordé une petite halte dans les faubourgs de Sousse, ville côtière que d'aucuns nomment "la perle du Sahel". Une échoppe avait retenu mon attention. Y entrer, pour voir. L’homme, soigneusement coiffé, la voix bien rauque et très affable, avait le type syro-libanais. Le sourire, à fleur de lèvres. Dans l’encoignure est de la vaste pièce creusée par un long miroir horizontal, il était fier de me faire découvrir, posé là sur une table basse ouvragée, un long varan empaillé — reptile qui, prétendait-il, clignait de l’œil droit, une fois le dernier client parti.

   … Un bas de mur grillagé donc, repéré dès l’entrée dans ma chambre, écorché de rouille par endroits et bruissant à souhait. Souple frémissement, paresseux : sorte d’échange avec le temps, avec soi-même.

   La main posée juste sous le cœur – ou peut-être était-ce, en creux, la reliure ouverte d’un livre qui, sur le torse inversée, me titillait le plexus – je m’étais allongé pour prendre un peu de repos, les émotions de la veille n’ayant rien perdu en intensité, venant se mêler même aux dernières images du roman dont j’avais tout juste abandonné la lecture. La porte de salle de bains était restée ouverte. Hors de mon élément. 

   Claquements secs des sabots sur le macadam. Et d’un coup, les secondes se remettent à jazzer, détruisant cette paix qui émanait jusque-là de la pièce, au quatrième étage d’un hôtel sur la route de la Corniche. Poussières voletant, une constellation de sensations, diffuses, prises un instant aux pièges des sens : le pouls des couleurs additionné au grain de l’air, à sa moiteur particulière, à ce tissage d’odeurs subtiles en fin de journée – celles des corps, plus vraies que toutes – leur dérive jusqu’aux délires suggérés.

   L’oreille, sensible aux moindres rumeurs, aux chocs assourdis que le port voisin laisse échapper : lourds marteaux qui heurtent des poutres de fer, assez loin devant moi, un peu sur la droite, dans la direction de la route départementale. Derniers apprêts d’un jour qui s’effrange avant de prendre l’allure d’une peau morte : ah, le vide, enfin ! Un passage.

   La veille, j’étais à prendre le frais sur une petite place, rue Abou Hamed el Ghazali, non loin des catacombes, sous des feuillus qui me laissaient goûter leur ombre. Au sol, un dallage de petits carreaux jaune safran et violet pâle, et cette torpeur liée aux chaudes journées, lorsque le blanc cru des façades, le bleu uni d’un ciel sans reflets paraît devoir prendre feu : dans l’arbre rouge du sang, et sous la danse élastique des vaisseaux. Le corps, tout ensué.

Quelques bribes de conversation :
   « Commencez sans moi, je m'éclipse quelques minutes »,c’était la dernière phrase d’une discussion passée, qui me revenait à l’esprit comme je m’évertuais à faire tenir en équilibre, d’une main, la gourde métallique à moitié vide – elle transpirait, simple effet de condensation ; de l’autre, me défaisant d’une petite sacoche de cuir négligemment posée sur le banc où j’étais assis.

   Une femme en safsari rouge fraise, vêture dont la partie basse est ornée d’une sorte de croix d’or aux branches inégales, vint prendre un peu d’eau dans une jarre, à l’aide d’un broc attaché par une ficelle à l’une des deux anses d’argile cuite. Double cercle concentrique, un rai bleuâtre se propageait sur le bord du bassin, étincelant.

    … Remontant la ville depuis la gare ferroviaire, j’avais arpenté le boulevard Hassouna, passant devant un café dont la façade chaulée était marquée du pentacle rouge de l’équipe de football local, « L’Étoile sportive du Sahel », gloire locale, dont je ne saurais rien dire. Odeurs de café turc agrémenté de gouttes de cardamome.

   « Commencez sans moi, je m'éclipse quelques minutes », ces mots continuaient à me tourner dans la tête. Derrière la baie vitrée d’un café, je me revoyais tapant la carte en fin de matinée, la journée d’hier. Quand au beau milieu du jeu, sentant la partie pour lui perdue d’avance, Antoine n’avait rien trouvé de mieux que de nous laisser en plan.

   C’est bien dans le blanc de cette absence qu’avait progressé l’histoire. Il me fallait à cette heure arriver à refaire le lien. Des nuages d'un blanc cru que je ne voyais pas tout à l'heure éclatent à présent d'un jaune doré, des rayons transparaissent, tranchants, acides. Renouer pour le mieux le commencement et la fin. Car tout se tisse à mesure, à notre insu... Au bord des lèvres, au bout des voix : nous avions recommencé de jouer, en l'absence d'Antoine, et personne ne pourrait plus nous distraire à présent.

   Les toits et les façades, en fin de journée, avaient perdu quelques degrés. Et je me laissais peu à peu absorber par d’immobiles variations, sur le grand échiquier. Les ramages grenat du papier peint gagnaient en hauteur. La fenêtre du premier étage de l’immeuble d’en face virait au gris perle. Sur le fond maintenant bistre, s’entrelaçaient et se découvraient sans façon les arabesques d’une végétation fictive. Plus libre que jamais.   

 

Daniel  Martinez

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11:03 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)

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