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07/11/2019

Les Oeuvres complètes de Dostoïevski, éditées chez Actes Sud

Christophe Bataille nous parle aujourd'hui du travail de traducteur d'André Markowicz :

Au téléphone, la voix est claire, fragile. Un enfant. Un air funambule, une petite voix qui court. Et tout d'un coup l'homme a son âge et sa voix, c'est-à-dire tout juste cinquante-cinq ans. Il se dépenaille, il perd la barbe qu'on lui prêtait, son corps immense, ses mains prêtes à serrer. Tout un pittoresque fuit. Parlant au traducteur déjà célèbre, on se sent dialoguer avec l'un des écrivains russes qu'il a traduit, Dostoïevski l'âme vive.

En 1990, André Markowicz s'est lancé dans un projet infernal : traduire tout Dostoïevski. Markowicz, qui n'a parlé que russe jusqu'à ses quatre ans, le sait mieux que personne : les Français ne lisent pas Dostoïevski. Sa langue heurtée, véhémente, barbare, leur échappe. Ils lisent Flaubert. Un Fedor Mikhaïlovitch sagement reprisé par un siècle de traductions, tissu à fleurs qui enrobe la chair noire des nihilistes, semelles propres et cervelle claire. Dans ce Dostoïevski d'avant, les roubles qui flambent par millions chez Natassia Filippovna sont bien fragiles - une monnaie de soie dans une cheminée haussmannienne ...

Artificier des lumières, Markowicz décorsète Dostoïevski, lui rend sa volonté, son inélégance, son désordre. Jamais on n'avait dévoilé ainsi le souffle - ce qui reste du corps après la mort du style. Dans ce Dostoïevski moderne, on bégaie, les mots transpirent, halètent, les phrases accouchent d'elles-mêmes... Cette langue de l'Est cherche d'abord l'émotion. Elle brise la syntaxe : elle épuise l'idée même d'écriture. Dostoïevski vous prend par le collet et ne vous lâche pas. Chatov discourt ; sa femme accouche ; Stavroguine viole une enfant ; l'Idiot avance tel le Christ, dans un monde anéanti... Vous qui cherchez le confort, passez votre chemin !

Face au maelström, Markowicz a sa méthode. Il élabore un texte à partir de l'édition russe de référence. Puis il fait lire cette première traduction par deux femmes. Sa mère, Daredjan Levis, née en 1933 dans l'exil sibérien, parle un français lointain, mais elle sait le russe. C'est elle qui vérifie la justesse, l'intenable proximité, la transmission des origines. Françoise Morvan, la compagne de Markowicz, écrivain et traductrice elle aussi, joue la garantie finale : éprouver le souffle et la clarté, quand on ne parle pas un mot de russe...

De cet étrange tamis du cœur où se mêlent la passion, l'histoire, Leningrad et Saint-Pétersbourg, André Markowicz tire son Dostoïevski. En 2001, l'aventure a pris fin, avec la traduction des Frères Karamazov. Pourquoi Dostoïevski ? Parce que c'est long, dit-il... Markowicz aura ainsi traduit, bon gré mal gré, petits et grands romans, le Rêve de l'oncle, les Démons, Netotchka Nezvanova, le Joueur... mais jamais les textes de l'homme : carnets, articles, discours, journal, ce Dostoïevski-là n'intéresse pas Markowicz.

Et s'il fallait recommencer, il n'hésiterait pas. D'ailleurs, toute traduction n'est-elle pas à reprendre ? La langue évolue, les mœurs aussi, et l'inépuisable subjectivité de l'intercesseur... Enfant russe parmi les Français, confiant dans ses forces et dans la vérité de son chant, Markowicz ébranle le sage édifice d'autrefois. Il agace. S'explique. Travaille pour le théâtre. Cherche peut-être à quitter Dostoïevski où l'enferment la polémique et sans doute l'admiration. Traduit Gogol, traduit Tchekhov, des poètes contemporains, tant d'autres, traduit même Shakespeare et songe à Dante. Le russe, puis l'anglais, puis l'italien : la roue tourne.

C'est l'histoire d'une course folle. C'est un héros de Dostoïevski qui traduit tout ce qu'il aime.

Christophe Bataille

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