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24/09/2015

A propos de Pétrarque : "Mon Secret", éditions Rivages Poches, un entretien d'Etienne Ruhaud avec Denis Montebello

Etienne Ruhaud :  Peux-tu nous parler brièvement du contenu de Mon secret ? A quel moment de sa vie Pétrarque l’a-t-il écrit ? Pourquoi  est-ce rédigé en latin ?

Denis Montebello : En 1346, Pétrarque retrouve les « refuges secrets » de son cher Vaucluse, cette petite vallée close où il se retire régulièrement et où il écrit, à partir de 1347, le Secretum. Un texte qui sera largement remanié en 1352-1353 et dont l'action se déroule en 1342. En 1342, Pétrarque était déjà revenu à la Sorgue et à sa « solitude transalpine », et il avait entrepris la première rédaction d'ensemble du Canzoniere (on relèvera jusqu'à neuf phases dans la constitution de ce cycle de trois cent soixante-six poèmes en langue vulgaire). La même année, son frère Gherardo entrait à la chartreuse de Montrieux. La décision de celui en qui Christophe Carraud voit « un autre versant de Pétrarque » (c'est avec lui qu'il entame, en 1336, l'ascension du mont Ventoux, et avec les Confessions de saint Augustin, livre qu'il lit une fois parvenu au sommet) et le bref séjour que lui-même y fait ravivent son intérêt pour la vie solitaire. Ces deux événements, la rédaction du Canzoniere (qui le ramène à Laure et aux lauriers) et la retraite de son frère (qui lui montre le cammino, le « chemin »), expliquent le conflit qui agite Pétrarque, et la forme de dialogue qu'il donnera à son texte. Car Mon secret est d'abord un dialogue -un dialogue qui se déroule sous le regard de la Vérité!- entre François et Augustin. Mais c'est avant tout un dialogue avec lui-même. Avec celui qu'il était avant. Avant la conversion. Celui qu'il appelle François, c'est son moi d'avant, celui qui était prisonnier de ses chaînes. Et Augustin est celui qui, comme Gherardo (on se rappelle que l'un et autre accompagnaient François dans son Ascension), l'aide à sortir de ce « sentier oblique et sordide », à abandonner « les chemins de traverse pour suivre la route droite du soleil ». Ce dialogue vient de loin, de Platon certainement, et l'on reconnaîtrait sans peine Socrate sous cet Augustin, son ironie dans le rôle qu'il joue de « noble inquisiteur ». Ce dialogue est une de ces « luttes intérieures » comme dit Augustin: « Je t'ai vu tomber et te relever. Maintenant que tu es à terre, j'ai décidé de te porter secours. » C'est un combat, comme il l'écrit dans ses Confessions: « une partie qui s'élève vers le ciel, combat contre l'autre qui retombe vers la terre ». Disons ici, pour répondre à la question du latin et pour faire bref, que le latin est la langue d'Augustin, et de Pétrarque quand il s'élève vers le ciel. Avec la langue vulgaire, il retombe vers la terre.

Etienne Ruhaud : À quoi correspond ce « secret » dont parle Pétrarque ?

Denis Montebello : Mon secret, c'est d'abord, suivant l'étymologie, le choix d'un lieu écarté, loin du monde et de ses tentations, une façon pour Pétrarque de renoncer - un temps, le temps d'un livre- à s'asseoir à la table des puissants. Ou, pour parler comme lui, d'oublier l'amour et la gloire, Laure et les lauriers poétiques, de se délivrer de ces « deux chaînes adamantines » dont certains prétendent qu'elles n'en font qu'une. Pétrarque n'est ni Antoine, ni Radegonde, il n'a pas élu le désert, il ne vit pas retranché dans sa thébaïde, il entend toujours « l'odeur du siècle ». Et peut-être plus qu'un autre. C'est un homme de son temps, qui fréquente les grands, ce qui ne l'empêche pas de cultiver, comme cette Antiquité qu'il affectionne, la poésie et l'amitié, de rechercher un lieu qui convienne à sa nature, une solitude où il puisse renouer avec la tradition de l'otium, du loisir studieux.

Etienne Ruhaud : Pétrarque aurait découvert Les Confessions en 1333, grâce au théologien Dionigi da Borgo San Sepolcro. Comment interpréter le principe du dialogue fictif entre Augustin et Pétrarque ? En quoi peut-on rapprocher ces deux auteurs ?

Denis Montebello : C'est en effet en 1333 que le théologien augustinien Dionigi da Borgo San Sepolcro lui offre les Confessions. Et c'est le livre qu'il prend, en 1336, et qu'il lit une fois parvenu au sommet du Ventoux. Il l'ouvre pour lire ce qui lui tombera sous les yeux: la page qu'il rencontrera ne peut être que « pieuse et dévote ». Et c'est le livre X. Ce passage: « Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l'Océan et le mouvement des astres et ils s'oublient eux-mêmes ». Un passage que l'on retrouve dans Mon secret: « D'ailleurs, à quoi bon toutes ces connaissances si, après avoir étudié la configuration du ciel et de la terre, l'étendue de la mer, le cours des astres, les propriétés des plantes et des pierres, tous les secrets de la nature enfin, vous continuez à vous ignorer vous-mêmes ? » C'est le passage que lit Pétrarque au sommet du Ventoux, mais qu'il lit ici autrement, car j'y vois le refus d'arracher à la nature ses secrets, par la violence ou par la ruse, le refus de la voie prométhéenne, celle de la science et de la technique (on devine aisément l'allusion à l'histoire naturelle, celle de Pline par exemple). L'autre voie, on la connaît grâce au beau livre de Pierre Hadot Le voile d'Isis, c'est celle, poétique, d'Orphée. Je ne dis pas que c'est celle que choisit dans Mon secret Pétrarque, mais il y a quand même dans ce livre une sorte de catabase, de descente aux enfers, de mort symbolique suivie d'une renaissance. Une initiation. La nature ne lui a pas livré tous ses secrets, mais il a eu accès aux mystères de l'être. Il a vu sa « dissemblance intérieure ». Affronté le monstre. Et dans ce voyage Augustin joue le rôle de truchement. Celui que joue Virgile pour Dante. Pétrarque met ses pas dans les pas d'Augustin, ses mots. En 386, Augustin se retire dans un jardin avec Alypius. Ils choisissent le lieu le plus éloigné de la maison. Le plus écarté. En un mot le secret. Pétrarque lui aussi fait le choix du secret. Quand il se retire dans son Hélicon transalpin. Il rejoue la scène du jardin à Milan, de la conversion; il aimerait bien oublier « le laurier que l'on dit cher à Apollon et dont lui seul a mérité de porter une couronne tressée de son feuillage, pour revenir à ce figuier qui est espoir de correction et de pardon. ». Augustin, dans Mon secret, c'est le procureur, le « noble inquisiteur », celui qui montre la voie du ciel. Mais si l'on est réfractaire à cette lecture religieuse, on peut retenir l'intertextualité, le dialogue entre les textes, les époques, ainsi que l'innutrition (comme dit Pierre Laurens): une rumination qui n'aurait rien de mélancolique car elle nourrit votre texte. Ce que fait ici Pétrarque, Montaigne le fera dans sa Librairie. N'oublions pas que si Pétrarque regarde vers l'Antiquité, il est aussi un homme de son temps, un humaniste. Qui ne choisit pas par hasard le dialogue et la lettre qui est, Eugenio Garin nous le rappelle, « dialogue avec l'absent ». Pétrarque, c'est encore le Moyen-âge, et c'est déjà la Renaissance.

Etienne Ruhaud : Autre intercesseur de Pétrarque, Cicéron est  fréquemment cité. En quoi influence-t-il l’auteur ? Quels autres écrivains antiques ont marqué Pétrarque ?

Denis Montebello : Cicéron, c'est une longue histoire qui commence selon moi et suivant la légende (dorée?) en 1333. Cette année-là, désireux de tout voir et de tout connaître, il visite Paris, Gand, Liège (il y retrouve un discours de Cicéron, le Pro Archia), Aix-la-Chapelle et Cologne. La même année, on s'en souvient, il rencontre, en Avignon, le théologien Dionigi da Borgo San Sepolcro et ce dernier donne au jeune Francesco son exemplaire des Confessions. La découverte de ces deux auteurs éveille son amour de la littérature et aiguise sa curiosité. En 1345, à Vérone, il découvre les seize livres de lettres de Cicéron  Ad Atticum, ce qui lui donne l'idée de composer, avec ses propres lettres, son autobiographie idéale. Il réunira, dans cet esprit et en vingt-quatre livres, les Rerum familiarium libri, trois cent cinquante lettres en prose sur des « sujets familiers »; puis, à partir de 1361, cent vingt-sept lettres « de vieillesse », les Rerum senilium libri, dix-huit livres dont le dernier sera la Lettre à la postérité. Mais Cicéron, c'est surtout le passeur. Pétrarque connaît Platon essentiellement par des traductions latines, ou à travers l'oeuvre philosophique de Cicéron. Il en connaît la doctrine (il sait « qu'il faut éloigner l'âme des passions du corps, et en éliminer jusqu'aux images pour la laisser s'élever, pure et libre de contempler les mystères de la divinité ») et la forme, celle du dialogue (« Cette manière d'écrire, je l'ai empruntée à Cicéron qui la tenait lui-même de Platon»).

Etienne Ruhaud : Comment Pétrarque concilie-t-il cette culture gréco-latine avec ce qu’il appelle la « vraie religion », c’est-à-dire le christianisme ?

Denis Montebello : Dans ce dialogue, Augustin joue le rôle du « docteur de la vraie religion ». François, celui qui tente de concilier les trois Grâces et la sainte Trinité, les auteurs païens et la littérature chrétienne.

Etienne Ruhaud :  L’amour terrestre et le désir de gloire semblent avoir nui au parcours spirituel de Pétrarque, du moins si on suit les paroles d’Augustin : « Tu n’as aimé le laurier impérial et poétique que parce qu’elle s’appelait Laure » (p. 101). Le poète renie-t-il complètement sa passion pour Laure ? Renie-t-il également les Canzoniere ainsi que sa gloire passée ? Amour courtois et amour de Dieu sont-ils incompatibles ?

Denis Montebello : J'ai le sentiment qu'il a beaucoup de mal à se défaire de ses chaînes, et surtout de celle-là. J'ai même cru, en lisant le Prologue, en voyant la Vérité apparaître, que c'était le fantôme de Laure. J'ai cru que c'était une revenante, celle qu'Augustin évoque au livre III et qu'il compare à Eurydice. J'ai cru au retour des « passions anciennes »...

Etienne Ruhaud : Augustin estime que l’acédie du poète demeure liée à ses passions terrestres. Ayant vécu en exil presque toute sa vie, Pétrarque évoque à plusieurs reprises sa tristesse, son incapacité à trouver un lieu qui lui convienne. Humeur dominante des grands hommes selon Aristote, la mélancolie est perçue comme un péché, et les mélancoliques vont au Purgatoire, chez Dante. Ce vague à l’âme est il créatif dans le cas de Pétrarque ?

Denis Montebello : Oui, il est question ici d'acédie. Ou, quand elle est contaminée par acide ou accident, d'acidia ou accidia. Et c'est vrai que l'acédie se nourrit du sentiment de notre contingence (que nous sommes là par accident, que l'existence terrestre est une suite de chutes qui répètent la Chute), qu'elle rend tout acide, le vin de La Rochelle comme les vers du poète. Ici et maintenant, je veux dire en 1347, l'acédie qui est une maladie de l'âme, l'oeuvre du diable (le démon de midi!) se confond avec la mélancolie qui vient d'un excès de bile noire. Pétrarque parle d'ailleurs de tristesse. Comment en guérir ? C'est la question que pose se livre. La question qu'il nous pose, quel que soit le nom que nous donnions à cette tristesse. Spleen, Nausée, les mots ne manquent pas pour dire la dépression: la « fatigue d'être soi ».  Faire de son acédie une grâce, c'est peut-être l'enjeu de ce livre, ce qui le rend moderne. On songe en effet à la vie et à l'oeuvre de Michel-Ange, au mythe romantique de l'artiste mélancolique, d'un artiste péchant par excès de conscience, et en même temps doué d'un sublime pouvoir d'invention.

Etienne Ruhaud : Pétrarque reste l’un des initiateurs de l’humanisme. François Dupuigrenet Desrousille [1] pense lui que le Secretum aurait inspiré les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Pouvons-nous ici parler de texte fondateur ?

Denis Montebello : Pétrarque, c'est le chaînon manquant entre les Confessions de saint Augustin et celles de Jean-Jacques Rousseau. C'est plus sensible encore dans L'Ascension du mont Ventoux ou dans la Lettre à la postérité. S'il manque, ce chaînon, c'est que Rousseau masque les emprunts à Pétrarque, alors qu'il ne cache pas sa dette envers saint Augustin. Pétrarque reste pour nous un Italien, et l'auteur du Canzoniere: deux raisons de voir en lui un écrivain mineur. Que l'on peut piller allègrement et sans jamais le dire. Ou réduire, ce qui est une autre manière de le tuer, au pétrarquisme. Or, que serait le genre autobiographique sans Pétrarque ? Parlerait-on de la même façon de ces sous-genres de l'autobiographie que sont le récit autobiographique ou l'autofiction? Je me contenterai ici de poser la question.

Etienne Ruhaud : « Le poète est inspiré. Sa parole est oracle. Il faut un prêtre pour l’interpréter. Un prêtre, un professeur. Un truchement. » déclares-tu page 23. En quoi juges-tu l’exégèse nécessaire ? À quelle limite se heurte t-elle ? Rapproches tu ton activité de traducteur de ton travail critique et pourquoi ?

Denis Montebello : Je ne me suis pas livré à une exégèse, je n'ai pas l'autorité ni l'envie. Je n'ai pas fait un travail universitaire. Il y a des spécialistes de Pétrarque, et je n'ai fait que deux traductions. Et cette lecture. Car c'est ce que je pratique ici. « Une lecture personnelle, re-créative, interprétative et comparative », comme l'écrit justement Alberto Manguel dans Une histoire de la lecture. Et c'est l'esprit de la Collection de l'abeille que dirige Annie Wellens. De proposer une familiarisation, une initiation et des portes d'entrée. Je fais ici oeuvre de truchement. De guide, après avoir traduit. D'interprète, mais je ne donne pas dans la virgilomancie. Même si le livre que j'ouvre, le passage sur lequel je tombe semble à moi adressé. Je n'y lis pas mon destin. Cela ne va pas jusqu'à la conversion. Pourtant, c'est une expérience de lecteur. La preuve que la lecture peut me changer. Quand elle est, comme ici, dialogue. Un dialogue avec l'oeuvre que je lis, mais aussi, et c'est ce que j'observe dans cette oeuvre qui a pour titre Mon secret (on l'observe dans les Essais de Montaigne comme dans sa Librairie), une façon de faire dialoguer les oeuvres. Les lieux, les époques. L'oeuvre se nourrit de ces dialogues. Celle que je lis: que j'écris.

Etienne Ruhaud : Non sans humour, tu fais souvent des liens entre l’écriture de Pétrarque et le monde contemporain, notamment lorsque tu évoques les « fils de pub ». En quoi ce texte reste-t-il actuel ?

Denis Montebello : C'est la contingence qui est notre condition. Cet être-pour-la-mort que nous sommes, si nous voulons bien regarder. Mais voulons-nous regarder ? Osons-nous ? Oserons-nous soutenir le regard de celle qui se dévoile en se voilant? Affronter l'énigme que Pétrarque nomme Vérité et qu'il aurait pu tout aussi bien appeler Nature ? Celle qui « aime à se cacher »? Oserons-nous affronter le secret ? Le mystère. Celui de notre être. Heidegger dirait de l'Être. Ou bien ferons-nous comme François dans ce livre, comme Pétrarque dans sa vie, préférerons-nous errer? Fuir dans l'agitation ce mystère, abandonner le secret pour nous réfugier dans la réalité courante. Dans ce qui nous pousse à courir. À courir d'un objet à l'autre. Autrement dit à nous fuir.



[1] Mon Secret, Rivages Poches, coll. « Petite bibliothèque », 1991.

16:24 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0)

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