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06/12/2017

"Le Jeu de cartes", de Alain Jean-André opus 2

Il devait y avoir des chahuts que j’ai oubliés, des révoltes sourdes, des moments de crise. Je me souviens très bien d’une de ces périodes. Au lieu de faire du découpage ou du coloriage sur une grande table autour de laquelle nous étions réunis les après-midi d’hiver, on avait dû se tenir assis, les bras croisés sur la table, une heure ou plus, sans bouger, sans prononcer un mot. Cette punition avait duré plusieurs jours, peut-être une semaine. Alors, j’avais découpé dans du carton des petites cartes, récupéré de courts crayons de couleurs, et conservé ce matériel dans mes poches. Quand on devait se tenir cois devant la table, ne pas parler et ne pas bouger, entendre les mouches voler en somme, je sortais discrètement un bout de carton de ma manche et je dessinais une carte à jouer, un as de pique, un roi de trèfle, une dame de cœur. Je m’étais lancé dans le dessin d’un jeu entier pendant ces heures de soumission et d’ennui. Je voulais réaliser les trente deux cartes, voire plus. Mais un jour, concentré sur mon dessin, je fus surpris en flagrant délit, la main en train tracer un valet de carreau. Je m’attendais au pire : une confiscation des crayons et des cartes, une fouille méthodique et une mise au pas d’une voix sèche. Rien de tel n’eut lieu : la monitrice ne me fit aucun reproche, je crois même qu’elle m’a souri. J’ai pu garder les cartons, les crayons, et, les jours suivants, terminer le jeu de cartes, étonné et ému par cette bienveillance.

Le moment qui comptait le plus pour moi, le moment qui me faisait échapper à l’amère impression d’abandon et d’exil, c’était le matin quand je pénétrais pour le petit déjeuner dans le réfectoire encore vide et jetais un regard derrière les grandes baies vitrées sur les aiguilles du Midi. Elles étaient toutes blanches, dans la lumière de janvier. Elles pouvaient aussi être roses, et, certains jours, j’avais l’impression qu’elles avaient grandi. Elles étaient la partie du monde avec laquelle j’avais passé un pacte secret, moi gosse de dix ans, un pacte que je n’ai jamais rompu, même dans les périodes les plus sombres de mon existence. Il suffisait que je ferme les yeux, les aiguilles blanches réapparaissaient devant moi, aussi hautes et magiques que pendant ces mois d’arrachement, de solitude et d’exil. Elles étaient devenues un bloc de cristal qui flotte toujours en moi, un trésor qu’on ne pourra m’enlever, même en m’ouvrant la poitrine avec un couteau.

Quand il m’est arrivé – car cela m’est arrivé – de perdre de vue ces hautes montagnes, je me suis toujours égaré, je suis devenu un être plus mince que mon ombre.

 Lorsque j’ai remis les pieds dans la ville ouvrière de l’Est de la France où résidait mes parents, quand j’ai retrouvé la longue rue grise dont un côté est bordé par les hauts murs d’une usine, je n’étais plus le même. J’ai suivi de nouveau les cours de l’école primaire. Je me suis retrouvé parmi les enfants de mon âge dans un préfabriqué situé derrière les ateliers bruyants, au milieu de prairies et de champs, car le rythme de construction des écoles n’avait pas encore rattrapé le rythme des naissances. Cet édifice précaire jouxtait un quartier dont les gamins, fils des premiers ouvriers à accéder à la propriété dans cette ville, prenaient en embuscade les gosses comme moi qui habitaient dans les « blocs ». Ils se cachaient derrière des buissons ou des troncs d’arbres, et, dans la lumière déclinante des journées d’hiver, fondaient sur nous et nous lançaient des pierres et des mottes de terre. Ce qui expliquait qu’une inspection de nos cartables par l’instituteur pouvait révéler, à côté des cahiers, des livres, des trousses, des règles, un matériel scolaire moins orthodoxe : des cailloux, des écrous, des frondes.

Surprendre un tel arsenal, comme le faisait parfois le maître, produisait une histoire démesurée. Á ses yeux, certains d’entre nous étaient de la graine de voyous, des futurs abonnés au mitard. Cet homme portait des cheveux poivre coupés en brosse, faisaient des demi-tours brusques dans la classe pour débusquer les fortes têtes. Il alignait sur son bureau des règles de différentes tailles. Chacune portait un prénom de femme. Celle qu’il affectionnait le plus s’appelait Rosalie. Quand un élève avait fauté à ses yeux, il devait se présenter devant le bureau, tendre la main, les doigts réunis tournés vers le haut. Alors, avec une lenteur qui mettait la classe en haleine – la manière théâtrale faisait partie de sa visée pédagogique –, il se plaçait devant l’élève, levait lentement la règle, l’abattait d’un coup sur le bout des doigts. Un cri perçant nous glaçait l’échine. Le maître sommait l’élève de retourner à sa place. La victime allait se rasseoir en secouant sa main. Ou elle soufflait sur le bout de ses doigts, le visage pâli. Certains laissaient échapper des larmes.

Je ne me rappelle pas avoir subi ce régime. Par contre – je m’en souviens très bien –, depuis mon retour de l’aérium savoyard, j’avais cessé d’être un bon élève. J’avais du mal avec l’arithmétique et la géométrie, je faisais des confusions dans les leçons de choses, je ne parvenais pas à écrire des phrases dans un français correct malgré une application soutenue. Quelque chose s’était cassé en moi, ou avait été perdu – et je ne parvenais plus à suivre le rythme, moi qui, les années scolaires précédentes, était habitué à figurer dans le peloton de tête de la classe.

 

Alain JEAN-ANDRÉ

16:30 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)

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