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27/12/2017

"Histoires de fantômes", de Philippe Blondeau

Train fantôme - 2 -

C’était bien un train en effet, dont je voyais les wagons s’immobiliser derrière les poutres d’acier de la passerelle. Des wagons d’un modèle ancien, dont j’entendais les portières s’ouvrir à grand fracas. Des gens descendaient et longeaient la voie ferrée. C’était une foule silencieuse et comme d’un autre temps, des hommes en pardessus et casquette, des femmes en foulard, qui descendaient un raidillon pour rejoindre le chemin avant de s’enfoncer dans les bois. Tous paraissaient confondus dans l’uniformité et la soumission de la misère, silhouettes grises, visages dont je pouvais imaginer les traits hâves et apeurés, comme si je croyais y lire le rappel des moments tragiques d’une histoire pourtant révolue. Le curieux défilé s’écoulait le long du sentier : des homme âgés, les mains dans les poches de leur veste de toile bleue, de jeunes femmes au visage maigre, presque décharné, les yeux agrandis par la crainte ou simplement l’étonnement, quelques adolescents et même des familles entières composaient cette troupe fantomatique. Malgré le brouillard, je distinguais un espace dégagé, en contrebas de la voie ferrée, où s’élevaient de grands bâtiments, une sorte d’usine ancienne, avec de hautes arches de brique occupées par des verrières par endroits brisées. La longue file humaine disparaissait par une petite ouverture latérale. La porte franchie, je me trouvai à mon tour dans un vaste espace assez mal éclairé. De chaque côté de la file veillait un gardien en uniforme. Les paroles se perdaient dans la rumeur confuse qui résonnait sous les hauteurs du bâtiment. Au bout d’un couloir mal bâti, je parvins à un grand hangar où régnait un vacarme assourdissant. Des hommes manipulaient des planches, des caisses, tandis que d’autres semblaient aller de tous côtés comme des insectes frénétiques, avec à la main des fiches où ils prenaient continuellement des notes. On passait ensuite une nouvelle porte et l’on se trouvait alors dans un lieu tout différent. C’était un large atelier, peint en blanc et vivement éclairé, espace neuf et propre construit à l’intérieur même des ruines, bizarrement sans aucun rapport avec son environnement immédiat. De longues rangées de machines fonctionnaient dans un bruit atténué. Au bout des chaînes on distinguait enfin les objets fabriqués. C’étaient pour l’essentiel des membres artificiels. Des jambes de toutes les tailles. Je m’arrêtai un instant devant une ouvrière qui polissait de petites jambes noires, visiblement destinées à des enfants de six ou sept ans. Le directeur m’avait rejoint. « Ah ! que voulez-vous, disait-il dans un curieux mélange de hâte et de lassitude, ce sont nos bons clients. » Partout des membres, des mains, des pieds, certains assez grossièrement articulés, d’autres presque vivants tant ils étaient soignés et travaillés.

Au fond de l’atelier, dans un grand box vitré, des jeunes gens étaient étendus sur des tables, les jambes prises dans des gangues de plâtre. Le directeur fouilla dans un casier, près d’une machine où travaillait une toute jeune fille de type asiatique, si frêle qu’elle semblait à peine sortie de l’enfance. Il prit un objet qu’il glissa dans ma poche avec un air entendu: « Gardez-le, gardez-le », disait-il. Au bout d’un nouveau couloir une porte métallique ouvrait sur les bois : « Je vais vous reconduire moi-même. Mais si, mais si », dit le directeur. Une barque était attachée à la rive. Il m’aida à prendre place avant de monter à son tour. Il se tenait debout et manœuvrait avec une godille. Il paraissait beaucoup plus grand, presque menaçant. Le trajet semblait long ; l’homme peinait à remonter le courant. Le brouillard commençait à se dissiper et l’on distinguait les rives broussailleuses. Le nautonier, maintenant silencieux, accosta sur une grève minuscule et se contenta de me désigner du doigt un tournant de la rivière. « Là, le pont », dit-il simplement. Resté seul, je fouillai machinalement dans ma poche et y sentis un objet inhabituel. Au creux de ma paume un faux œil à l’iris très bleu semblait me regarder.


Philippe Blondeau

17:41 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)

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