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03/11/2019

Colette, en sa saison la plus chère

AUTOMNE

De l'imagination ; mais on sent un parti-pris de se singulariser. Elle m'est restée dans la mémoire, cette note écrite à l'encre rouge en marge d'une composition française. J'avais onze, douze ans. En trente lignes, je déclarais n'être point d'accord avec ceux qui nommaient l'automne un déclin, et je l'appelais, moi, un commencement. Sans doute je fis mal entendre ma pensée, qui n'a point changé, et je voulais dire que le vaste automne, insidieusement couvé, issu des longs mois de juin, je le percevais par des signes subtils et à l'aide surtout du plus sauvage de mes sens, qui est l'olfactif. Mais une enfant de douze ans dispose rarement d'un vocabulaire qui soit digne de traduire ce qu'elle pense et ressent. Pour n'avoir pas choisi le printemps diapré et ses nids, je n'eus qu'une note médiocre.
La fureur de croître, la passion de fleurir, se calment dans la nature au mois de juin. Le vert universel s'est alors assombri.
Tous les jaunes épars, qui multipliaient en avril la couleur du poussin, ont passé. Chicorée sauvage, bleuet, brunelle : voilà les derniers bleus de la saison, entre les vagues des blés pâlissants. Mais déjà la campanule sauvage, la jacée, les scabieuses, font songer au mauve des colchiques, veilleuses nées des premières nuits fraîches. Profonde verdure, illusion de stabilité, promesse imprudente de durée ! Nous disons en la contemplant : "C'est bien l'été", alors que dans une aube sans brise, un passage de secrète humidité, un cirque de vapeur qui dénonce, sur une prairie, l'eau souterraine, alors que prédit par un oiseau, une pomme véreuse, brillante d'enluminure hectique, par une odeur de broussaille brûlée, de champignons et de vase à demi-sèche, l'automne traverse un impassible été. Ce n'est qu'un moment. Juillet reprend sa torride avarice. Quand, ah ! quand viendra l'automne aux mains pleines ?...
Il est déjà là, si vous savez lire ce que signifie, revers de la feuille qui a chu sans cause, une transpiration étincelante, et lire le zigzag diamanté qu'a tendu l'épeire sur les cimes des buis. Aux deux bouts d'un jour encore démesuré, l'aurore et le couchant souffrent des mêmes feux, la sécheresse est sur nous, et l'orage seul fournit une écrasante rosée, cependant que la sorbe rougit, aucun oiseau n'a plus la petite voix de l'oisillon, et quelques ovales se détachent des acacias, planent incertaines avant de tomber foudroyées.
Un long couloir de verdure sombre nous reste à franchir. Nous voulons bien le nommer le bel été. Bel et grave, moutonnant, adouci quand il voisine avec la mer et avec les lacs, il a, même en France, ses zones terribles, et sous son poids le gibier sauvage maigrit. Les lièvres plats, terrés, battent des flancs. Où trouverait-elle de la glaise humide pour se faire un pansement, la bécasse à l'échasse brisée ?
Sur les étangs de ma province natale, les eaux baissant, août précurseur tendait une pellicule d'étain. Quand une couleuvre, longue et vigoureuse, traversait l'étang, ses petites narines au ras de l'eau, accompagnée de son sillage triangulaire, j'hésitais, enfant, à me baigner. Tant de vie secrète montait en cercles, en moires, en bulles, des vases hantées, tant de sources fusaient, des tiges tubulaires bougeaient vaguement... Je dois à mes étangs épaissis par l'été, remués par l'automne, d'avoir aimé un petit marais méditerranéen, dont la bourrasque équinoxiale, salait les eaux rousses, vers la mi-septembre. Le pré, la lande, le sous-bois, sont moins vivants qu'un marais. Oiseaux, rats jaunâtres et mulots, papillons alourdis, appuyés sur la couche d'air surchauffé qui tremble comme un fiévreux mirage, bonds des grosses crapaudes qui se baignent brièvement parce qu'elles craignent le sel, voltes lentes d'un étrange serpent d'eau, noir et blanc, quelle allégresse sur le petit marécage des Cannebiers!...

Colette
in "La guirlande des années"
éditions Flammarion 1941

10:55 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

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