10/02/2020
Bernard Pignero, à lire in Diérèse 78
LE RIDEAU DE FER
Pour l'un comme pour l'autre, les choses se passèrent à peu près de la même manière. Ils vinrent une fois, puis une autre, chacun à son tour ; Madame G. ne se rappelait plus lequel était le premier ni quand elle avait commencé à les distinguer des autres clients.
Ce fut Axel peut-être qu'elle remarqua d'abord parce qu'il achetait des cigarettes anglaises très chères, luxueusement emballées dans un étui doré avec des lettres noires, d'une marque peu demandée et selon elle imprononçable. Madame G. dut d'ailleurs faire répéter le jeune homme, car sa parfaite prononciation – du moins la jugea-t-elle ainsi – la dérouta au point qu'elle crut d'abord ne pas avoir de cigarettes de cette marque. La seconde fois qu'il s'adressa à la buraliste, se souvenant certainement de son hésitation, Axel prononça plus distinctement le nom de ses cigarettes favorites en renonçant à son bel accent anglais. Madame G., qui l'avait reconnu, étendait déjà la main vers le rayon où étaient exposés les coûteux étuis dont il faudrait prévoir le renouvellement sous peu si ce client se révélait fidèle et si sa consommation était régulière. Ce qui se vérifia puisqu'il vint désormais tous les deux ou trois jours acheter un de ces paquets qu'il put à loisir désigner à nouveau avec sa prononciation irréprochable sans que Madame G. hésite un instant avant de le lui remettre.
Entre-temps, elle avait acquis la clientèle assidue de Xavier. Lui ne se distingua pas par l'élégance et la rareté de ses goûts de fumeur mais par l'abondance de sa consommation. Si Madame G. ne s'était pas depuis longtemps interdit de penser à la santé de ses pratiques, résolution qu'elle avait prise après un douloureux débat entre son sens du commerce et sa foncière sollicitude pour le genre humain, Xavier aurait peut-être encouru des reproches sinon un refus...
Bernard Pignero
10:27 Publié dans Diérèse 78 | Lien permanent | Commentaires (0)
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