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03/02/2021

Journal indien ( I ), Daniel Martinez in "Diérèse" 79, octobre 2020, 15 €

à Jayanti V.


"Emancipate yourself from mental slavery", avais-je lu dans une boutique, sur une feuille aux incrustations dorées, rayées de petites fibres colorées qui semblaient des pilosités prises dans l'ambre. Puis, à la sortie, sur une pancarte : "Clean desert, green desert". J'étais en Inde, au pays de Gandhi, un homme dont on continue à parler ici comme d'un mage, à révérer comme tel.

Une des dix réincarnations de Shiva : la dixième est toujours attendue, ce sera si tant est, en cheval. Sa tête est bleue : couleur du ciel, de l'universel. Deux vautours d’Égypte trônent sur un arbre dénudé.

Sur une pièce de tissu, des hommes à l'ombre d'un grand acacia, jouent aux cartes, silencieusement.

Ici, une réserve à eau se dit "paoli"... Eau minérale en provision, ma réserve vitale. Sous le lit de ma case, au crépuscule, vu une blatte qui faisait la taille d'un lézard. Dans mon bagage, un masque balinais me sert à l'écraser sans remords, puis, enrobée du bout des doigts dans une feuille, à la jeter par la "fenêtre". L'embrasure, devrais-je écrire.

Pour être vus de loin, certains puits ont quatre minarets.

Des femmes en procession passent : avec des noix de coco sur des plateaux et des coupons de tissus multicolores.

Quel est-il donc, celui-ci ? Un pèlerin qui, portant un fanion rouge, va courir les chemins un mois durant. Il fera halte pour s'y recueillir, aux temples de la déesse Dourga.

Toujours à portée de main, Un Barbare en Asie, de H. Michaux, à la couverture cartonnée et toilée ; livre que j'annote à mesure, dessinant dans les marges, au stylo bille.

Des marchands riches (les "marwalis") et leurs riches demeures, des "havelis". Sourire ?

Il y a aussi des Indiens qui voyagent, pas vraiment pour le plaisir, bardés de matelas, draps, oreillers, en wagons climatisés, aussi chers que l'avion.

Des saris sèchent sur des épineux, léger vent. Ma chemise à carreaux bleu nuit achetée dans un bazar de Calcutta s'est déchirée sur le côté ; soupir, elle ne me collait pas à la peau (au propre), malgré la sueur, en continu. Qu’importe : vivre dans un présent de naissance, source d’intime félicité.

Le frigo du pauvre : jarres, cruches de couleur ocre ou grise et plus ou moins pansues, où l'eau reste fraîche. Plus loin, avec toute l'attention requise : transportés à bicyclette, des bidons de lait, percussions légères.

À l'improviste presque, des fours à briques, pareils à d'ocres talus surgis là.

Les routes transverses, dans un tel état ! "En Occident, vous dites bien des nids de poules, ici, ce sont des elephant nests, nids d'éléphants". Certes. 

Un cyclopousse pour les deux kilomètres qui me séparent de mon lieu d‘hébergement, l'homme me demande, pour le prix du déplacement : "What you want" ; ce sera pour ma part 300 roupies. Il me serre longuement les deux mains, ajoutant (que c'est) "a very good price". Amusé, suis-je, par les réflexions d'un Européen à qui je comptais l'aventure et qui me dit, l'air accusateur : "Mais comment avez-vous pu vous livrer à cela ?, vous faire conduire comme leurs anciens colonisateurs ?" Diable !, mais quel fossé décidément sépare l'humanitarisme de l'humanisme...

Des journaliers assis sur leurs talons à l'ombre d'arbres à bois de rose. Payés à la journée, du jour à son possible lendemain des dents manquent à certains. Croiser leur regard, pour se le reprocher. Un dentiste aux petites fioles rouges. Des enfants de sept à dix ans sculptent au regard de tous, sur de petits tapis colorés, de la pierre à savon (brisée à la première chute) qui sera vendue aux touristes comme du marbre : on peut y voir d'abord le Taj Mahal, des figures de dieux, à s'y perdre, le Palais des vents... Leurs doigts sont blancs sous le poinçon manié avec une habileté qui laisse rêveur. A deux pas, un imprimeur dont l'atelier sous l'appartement qu'il habite laisse paraître les caractères dans leurs petits compartiments dédiés et la presse. L’éclat de son trésor. Dans la vitre profonde, les prémices qu’aile l’esprit.

Levant la tête : sur les terrasses courent des singes, de garde-fous en garde-fous. Petits cris de reconnaissance échangés entre eux. Chapardeurs, à l'affût du moindre quignon de pain à voler, ou de quelques victuailles à leur goût. Mais on laisse grandes ouvertes les fenêtres, pour laisser passer un peu d'air.

Un chien famélique ; plus loin, une vache dont le cou fait un angle presque – à l'ombre d'une roue de tracteur. Indifférente, superbe de majesté.

Ce calme régnant, en apparence. Il est là, encore, celui qui écrivit, de retour au pays : En Occident, le journal d'une femme indienne. Respect pour le vivant, pour celles et ceux qui en portent l'image, toutes conditions confondues.

Daniel Martinez

17:43 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)

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