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15/02/2021

"L'aveuglette", de Jean Paulhan, aux éditions Gallimard, collection Le Point du jour, décembre 1952, 78 pages

L'art d'influencer

Qui regarde, ne voit pas (Proverbes)


Quand j'avais six ans, mes parents me menaient passer le dimanche au mazet. Ce mazet était voisin d'un bois qui s'appelait le bois des Espèces, parce qu'il s'y trouvait, je pense, plutôt que des arbres, des espèces d'arbres : une broussaille qui ne dépassait pas les épaules d'une grande personne, mais dépassait bien les miennes. Le seul bois de la garrigue de Nîmes, avec un bouquet de cinq ou six oliviers qui ombrageaient vaguement, au fond de notre jardin, le banc de pierre où je passais une part de la journée. A penser à rien. A surveiller les tortues.
Car ce mazet avait de remarquable la quantité de tortues qui l'habitaient. Ces tortues faisaient des petits. J'avais commencé par leur donner à chacune un nom : la Vaillante, l’Éclair, la Locomotive. Je dus y renoncer. Je les distinguais mal : d'ailleurs, elles devenaient décidément trop nombreuses ; les nouveau-nées, à peine plus grandes qu'une coccinelle.
Elles allaient et venaient librement sans paraître gênées par la disposition du mazet, qui descendait en étages jusqu'au lit sec du ruisseau. Alors que je savais encore les reconnaître, il m'arriva de rencontrer sur la hauteur la Locomotive ou l’Éclair, qui la veille étaient tout en bas. Comment passaient-elles les marches ? Je tâchais de les surprendre, sans y parvenir.
J'avais pour camarades ceux que j'appelais Laîné, Carois, Dontenville, et une fille qui portait l'étrange prénom de Jacquelotte. C'étaient des enfants sans doute, mais je n'ai jamais eu le moindre souci de leur âge. Nous jouions aux voleurs et aux boules. Ils avaient eu des aventures plus curieuses que les miennes ; ils me les racontaient. Le soir, je mettais brièvement mon grand-père au courant de leurs faits et gestes. Ils n'existaient pas.
Eh bien, j'étais assis un dimanche sur mon banc, à suivre des yeux quelque tortue, lorsque je vis au-dessus du mur qui nous séparait du mazet voisin apparaître la tête d'un garçon de mon âge, puis le garçon tout entier. Il s'assit sur le mur et nous nous regardâmes sans rien dire.
Alors il se passa ceci : le garçon tourna la tête et cria derrière son dos quelque chose de grossier, qui me remplit de confusion.
Je m'en allai. Je m'appliquais à ne pas courir. Je m'appliquais aussi, bien que personne ne pût la voir, à garder ma figure indifférente. Un peu plus tard, mes parents me trouvèrent singulier. Ils insistèrent tant qu'il me fallut enfin leur avouer la vérité : c'est que le garçon avait dit à quelqu'un qui l'accompagnait : "Qui est ce type ?" Le type, ce n'était pas qui, c'était moi. Mes parents, qui riaient d'abord, cessèrent de rire quand ils s'aperçurent que j'étais encore irrité de honte.


Jean Paulhan

19:44 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

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