09/03/2021
"Big Sur", de Jack Kerouac, traduit par Jean Autret, éditions Gallimard, coll. Du monde entier, 16/8/1973, 280 pages
XVI
Pour terminer cette folle journée, à trois heures du matin, je me retrouve assis dans une voiture qui roule à 160 à l'heure, dans les rues endormies de San Francisco, sur les collines et au bord de la mer ; Dave est allé se coucher avec Romana et les autres sont partis et je suis en compagnie de cet idiot qui loge à côté de la pension (un bohème lui aussi, mais il travaille ; il est peintre en bâtiment ; il rentre chez lui avec de gros brodequins crottés ; son petit garçon vit avec lui, sa femme est morte). Je suis allé dans sa piaule écouter un disque de jazz fort bruyant, du Stan Getz, et, pour dire quelque chose, j'ai affirmé que Dave Wain et Cody Pomeray étaient les deux plus grands conducteurs du monde. "Comment ?" braille ce grand gosse blond en me fixant avec un étrange sourire, "mon vieux, c'est moi qui conduisais quand on était poursuivi par les flics, je vas t'montrer !" Il va faire bientôt jour, nous coupons Buchanan pour prendre à gauche dans un hurlement de pneus (il écrase l'accélérateur au plancher, fonce vers un feu rouge, mais tourne brusquement à gauche et monte une rampe à tombeau ouvert ; quand nous arrivons au sommet, j'imagine qu'il va s'arrêter un peu pour jouir du panorama, mais il redescend encore plus vite, il vole littéralement sur la route ; nous dévalons une de ces rues d'une pente incroyable comme on n'en trouve qu'à San Francisco, l'avant de la voiture pointé vers la baie, et il appuie sur l'accélérateur ! Nous roulons à 160 à l'heure jusqu'au bas de la côte où il y a un carrefour ; heureusement, les feux sont au vert et nous traversons à toute pompe ; une petite secousse quand nous arrivons à la hauteur de la rue transversale, et une autre à l'endroit où notre route se remet à plonger. Nous atteignons le front de mer, et la voiture prend à droite en hurlant. Une minute plus tard, nous sommes sur les crêtes qui dominent l'entrée du pont, et avant que j'aie pu avaler une ou deux gorgées de ma dernière bouteille, nous sommes déjà garés devant la piaule, dans Buchanan Street). Le plus grand conducteur du monde, c'était bien lui, quel qu'il fût, et je ne l'ai jamais revu. Bruce quelque chose. Un sacré casse-cou !
Jack Kerouac
Ndlr : retour sur les quatre dernières années de la vie de Jack Kerouac. En juin 1965, il part en France pour faire des recherches à la Bibliothèque nationale sur l'histoire de sa famille. Les documents les plus anciens lui sont refusés à cause de son état d'ébriété. Après un court voyage en Bretagne, il reprend l'avion pour Tempa. Il écrit Satori à Paris en une semaine. En mars 1966, il s'installe à Hyannis, Cap Cod. Neuf mois plus tard, Mary Carney refuse de l'épouser à cause de son alcoolisme. Il prend finalement pour femme Stella Stampas, et décide de se fixer à Lowell, sa ville de naissance. Il achève Vanity of Duluoz en mars 1967 (le livre sort de presse en février 1968, le mois où son ami Neal Cassady décède).
Il accomplit son dernier voyage en Europe (Espagne, Portugal, Suisse, Allemagne) en mars 1968. En septembre, il quitte Lowell à cause du climat, pénible pour sa mère, et gagne St Petersburg, en Floride, où il écrit Pic.
Le 20 octobre 1968, pris de malaise, Kerouac est transporté à l'hôpital où il est transfusé d'urgence. Il meurt le lendemain d'un ulcère variqueux à l’œsophage. Ses funérailles ont lieu le 24 à l'église catholique Saint-Jean-Baptiste de Lowell. A sa mort, Kerouac possédait 91 dollars en tout et pour tout...
Traductions en français : Vanité de Duluoz : une éducation aventureuse, 1935-1946, éd. UGE, 1981. Pic, trad. D. Poliquin, La Table ronde, 1988.
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