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12/03/2021

Entretien de Bruno Sourdin avec Guomei Chen. A propos de "Si profonde est la forêt - Anthologie de la poésie des Tang", éditions Les Deux-Siciles

Troisième partie

Bruno Sourdin : Un des grands mérites de ton anthologie est de nous présenter les poèmes de trois femmes qui ont écrit des vers à la fin de la dynastie, donc au XVIIIe siècle. C’est un vrai bonheur de les découvrir. Alors, procédons par ordre. La première s'appelle Li Ye. Son poème Les huit extrêmes dit ceci:

"Rien de plus proche et de plus lointain que la distance entre l’est et l’ouest.
Rien de plus pénétrant et de plus illusoire que le fond d’un ruisseau clair.
Rien de plus haut et de plus lumineux que le sont le soleil et la lune.
Rien de plus intime et de plus éloigné que les relations au sein d’un couple."

Tu expliques qu’elle a été à la fois nonne taoïste et courtisane. Quelle destinée !

Guomei Chen : Au regard des archives existantes, les 289 années d’histoire de la dynastie Tang ne compteraient pas moins de 207 poétesses. Bien qu’elles aient été quelque peu éclipsées par les étoiles masculines d’alors, à l’évidence elles dégagent aussi leur propre lumière, qui donne à la poésie Tang une dimension plus vivante et quelquefois plus réaliste d’esprit. Parmi elles, Li Ye, Xue Tao, Liu Caichun et Yu Xuanji sont considérées comme "les quatre grandes poétesses de la dynastie Tang". Si je n’ai pas retenu Liu Caichun dans mon anthologie, c’est parce que, en tant que chanteuse populaire, sa réputation n’était certes plus à faire, sauf qu’elle ne serait pas l’auteure de bien des poèmes qu’elle a chantés, des poèmes qui seraient peut-être en fait des adaptations de ballades régionales.

Pour en revenir à ta question, sous la dynastie Tang, il était courant pour les femmes d’adopter le taoïsme comme philosophie ou, si tu préfères, comme ”chemin de vie“. Et rien n’empêchait celles qui s’y consacraient de mener parallèlement une vie romantique et devenir parfois courtisanes. Une dérive certes, mais pas inconciliable dans les faits avec l’esprit du monachisme. Li Ye est quant à elle séduisante, son expression est raffinée, elle est douée pour jouer du qin, habile à l'écriture, et surtout célèbre par son talent poétique. Elle fréquentait les salons de poésie. Des lettrés comme l’écrivain Lu Yu, le poète moine Jiaoran et le poète Liu Changqing ne pouvaient être insensibles à ses charmes ni à son esprit. Ils ont donc été amenés à lier avec elle des relations intimes, pour ne pas dire amoureuses : c’était une femme brillante, sous tous rapports, qui désirait aussi être connue.

Si Li Ye, poétesse incontournable de la dynastie Tang, est en même temps nonne taoïste, ce n’est pas le fait du hasard, mais en lien avec son histoire familiale. Enfant talentueuse et assidue, elle étudie les œuvres classiques et commence très jeune à écrire des poèmes. A six ans, elle aurait composé un poème sur les rosiers plantés dans la cour de son jardin, à la demande de son père. Mais, quand celui-ci en a lu le dernier vers : "Les treillages n’ont pas encore été dressés que les branches des rosiers penchent déjà follement, pareilles à l’espoir d’une jeune fille impatiente de se marier", il jugea sa fille trop précoce. A l’âge de onze ans, son père l’envoie dans un monastère taoïste où elle deviendra nonne. Il s’était trompé pour la suite, la force intérieure et le talent de la poétesse en a décidé autrement. Comme quoi la philosophie taoïste, la poésie et la soif charnelle peuvent emprunter des chemins convergents, sans exclusive.

Bruno Sourdin : La vie de Xue Tao se joue également sous un double registre : c’est une courtisane qui finira sa vie comme nonne taoïste. Mais elle est surtout connue, expliques-tu, pour la qualité de ses poèmes d’amour. Je voudrais que tu précises.

Guomei Chen : Si Xue Tao est devenue courtisane, sa seule volonté ne répondait pas à ce choix. Elle est née à Chang’an (2), ville où elle a vécu une enfance heureuse. Son père, Xue Yun, est un fonctionnaire lettré de la capitale, n’ayant pas eu de fils, il porte grande attention à sa fille unique. Grâce à son père, Xue Tao a reçu une éducation littéraire et a commencé à écrire des poèmes dès l’âge de huit ans. Néanmoins, d’un naturel franc et intègre, Xue Yun a osé offenser des dignitaires, ce qui lui vaut d’être exilé à Chengdu dans le Sichuan. Pire encore, quelques années plus tard, envoyée en mission dans le royaume de Nanzhao (actuellement la province de Yunnan), Xue Tao meurt subitement après avoir contracté une maladie soi-disant liée aux miasmes, laissant sa femme et sa fille de quatorze ans pauvres et désespérées. Sans aucune ressource ni soutien, deux années passent et, pour subvenir aux besoins de sa famille, Xue Tao se voit contrainte de devenir courtisane-chanteuse et perd du même coup son ancien statut social. Dans son nouveau métier, elle participe à de nombreux banquets politiques ou littéraires. C’est à cette occasion qu’elle noue des liens avec le milieu intellectuel et se fait un nom de poétesse. Parmi ses amis, on y trouve des poètes célèbres comme Bai Juyi, Liu Yuxi, Du Mu et Wang Jian, etc.

Brillante en poésie et en musique, elle a été la favorite du général Wei Gao, gouverneur militaire du Sichuan, qui la traite comme sa propre fille. Étonné par son talent, Wei Gao demande à la Cour de lui octroyer le poste de correctrice des œuvres littéraires. Malheureusement, la Cour n’accède pas à sa demande, prenant prétexte que jamais ce poste n’a été octroyé à une femme.

En 809, le poète Yuan Zhen est envoyé dans le Sichuan par l’empereur Xianzong en tant que commissaire enquêteur. À Zizhou, il rencontre Xue Tao dont la poésie le laisse admiratif. Ils tombent follement amoureux l’un de l’autre et leur différence d’âge n’y fait rien : elle, âgée de quarante-deux ans, lui, a onze ans de moins qu’elle. Ayant enfin trouvé l’homme de sa vie, elle perd la tête et se donne aveuglément à lui comme un papillon de nuit se jetterait dans le feu. Ils auront vécu une idylle inoubliable trois mois durant, au bord de la rivière Jinjiang.

Hélas, ce qu’ils auront connu de bonheur ne fut que de courte durée. Par suite d’une mutation à Luoyang sur ordre de l’empereur, Yuan Zhen doit se résoudre, le cœur meurtri, à quitter sa bien-aimée. Il continuera pourtant à correspondre avec elle pendant quelque temps. Mais étant lui-même coureur de jupons, et sa compagne une courtisane-chanteuse, leur relation ne pouvait qu’être sans lendemain. Yuan Zhen finira par rompre avec elle définitivement. C’est dans les lettres qu’elle échangea avec lui que Xue Tao a utilisé pour la première fois un petit papier rose qui par la suite portera son nom : un billet où les amoureux échangent des poèmes d’amour.

Si Xue Tao ne fut qu’une aventure de bien courte durée pour Yuan Zhen, en revanche ce dernier fut toute sa vie dans le cœur de la poétesse. La plupart de ses poèmes d’amour lui sont dédiés. Après leur rupture, son inspiration poétique va peu à peu s’éteindre. Désenchantée, Xue Tao décide de se retirer du monde et devient nonne taoïste. C’est dans la pauvreté et la tristesse que s’achève sa vie d’ermite.

Bruno Sourdin : Yu Xuanji est la troisième poétesse que tu présentes dans ton anthologie. Comment se distingue-t-elle des deux autres ?

Guomei Chen : Mon anthologie s’achève avec cette poétesse disparue à 27 ans. Elle se distingue de Li Ye et Xue Tao en ce sens qu’elle en appelle au sentiment amoureux d’une manière plus détournée : larmes et fleurs écloses se conjuguent, c’est un peu comme si la nature entrait dans la composition de son amour déçu. Elle s’exprime dans un registre moins passionnel que mélancolique, donc plus distancié.
On pourrait conclure, du moins à ses yeux, que l’amour heureux ne serait que métaphore, une métaphore qui nourrit le poème comme miroir d’un manque, essentiel, pour ne pas dire fondateur.

Bruno Sourdin : Y a-t-il un poète marquant dont on n’a pas parlé et que tu aimerais citer ?

Guomei Chen : A mon sens, Meng Hoaran mériterait d’être cité. Pour preuve, ses "Pensées d’une nuit d’automne sous la lune" que je ne peux m’empêcher de transcrire ici :

"Par une froide nuit d’automne,
des perles de rosée émaillent la clarté de la lune.
Émue par cette beauté, une pie ne sait plus où se jucher ;
entrant dans la pièce, vif, un ver luisant fait bouger la gaze du rideau.
Dans la cour, la lune éclaire l’ombre de l’acacia.
Chez le voisin, les coups de pilon, rapides, brisent le silence du soir.
Où donc se sont enfui les jours heureux du passé ?
Un vain regard sur ce qui m’entoure, et me voilà plus seul encore."

La saison s’y prête : l’automne accompagne depuis toujours les tourments de l’esprit et les peines des hommes. Le lecteur est ici transporté dans un cadre qui n’est pas seulement celui de la nature en majesté ; c’est aussi un voyage immobile au cœur d’un univers en train de naître sous les yeux du poète, que l’on devine admiratif. 
Cette naissance est, selon moi, le parfait reflet de l’inspiration poétique. Le poète est celui qui sait voir et s’effacer devant le spectacle de la beauté du monde pour la traduire, dans un second temps, en poème.

Bruno Sourdin : Quel est ton poète Tang préféré ?

Guomei Chen : Mon poète préféré est celui placé en exergue de ce livre, Wang Wei. Douze poèmes de lui ont été traduits par mes soins, ce n’est naturellement pas un hasard puisqu’il est ainsi le plus représenté dans l’anthologie. Il n’hésite pas à se mettre en scène, revendique sa singularité sans jamais de hauteur pour ceux qui l’entourent ; ses sentiments baignent dans une sorte de sérénité qui le met à l’abri d’une mélancolie autocentrée. Il a trouvé la voie, sa voie portée par une étonnante et rayonnante vitalité. Il convient ici de citer en particulier, extraits de "En mission à la frontière", ces vers dont la grâce et la majesté le qualifient bien :

"Les absinthes, emportées par le vent, passent la frontière ;
les ansers migrateurs gagnent le ciel du Tibet.
Sur le désert immense monte tout droit la fumée d’un feu d’alarme,
la sphère du soleil couchant plonge dans le fleuve Jaune."

Comment dire mieux ? C’est littéralement une toile peinte, animée d’une musique intérieure. Dans ce paysage, la solitude première du poète est happée par ce qui le dépasse, infiniment. Il s’y résout, sans aucune acrimonie.

 *

"Si profonde est la forêt, anthologie de la poésie des Tang", traduite et présentée par Guomei Chen. Préface de Pierre Dhainaut, dessins d’illustration de Pacôme Yerma. Éditions Les Deux-Siciles, 2020.

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(2) Chang’an, aujourd’hui Xi’an, dans la province du Shaanxi, est l’ancienne capitale de la Chine.

01:09 Publié dans Entretiens | Lien permanent | Commentaires (0)

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