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21/02/2017

Un entretien avec Pascal Quignard I

D'où vous vient cette passion pour l'écriture ?

Pascal Quignard : (Long silence...) Autant demander à quelqu'un la raison de son symptôme. C'est comme ça. De là ma difficulté à vous répondre. Ce que je peux dire en tout cas, c'est qu'écrire n'est pas un acte de volonté. Je crois que j'aurais pu passer ma vie à lire. Le symptôme, autrement dit l'écriture, c'est utiliser le langage mais sans essayer d'attirer l'attention, sans rompre le silence ni le cours des choses. Laisser à tout prix le langage sous sa forme muette, écrite. Enfant, j'ai eu quelques problèmes, la nourriture s'est éloignée, la parole s'est éloignée. Ce qui m'a certainement conduit à me plonger dans des langues silencieuses comme le latin ou le grec. Ce sont les langues aïeules, les langues qui sont à la fois mortes et originaires.

Comment et quand est né votre premier livre ?

Pascal Quignard: Pendant la grande grève qui a suivi les mois de mars, avril, mai 1968. J'étudiais alors la philosophie à Nanterre. En 68, j'avais 20 ans. J'étais le condisciple de Daniel Cohn-Bendit - que j'ai revu des années plus tard sur un plateau d'Apostrophes... En juin, je me suis dit que de toute façon j'allais abandonner la philosophie parce que je trouvais que la pensée avait revêtu un uniforme, et même une redingote, qui ne me convenait plus. L'enseigner m'a soudain paru tout à fait inintéressant. La philosophie est une forme de pensée qui parle au nom de tous et qui est liée à la naissance des cités. J'ai désiré m'affranchir de cette tutelle collective. Je suis parti à Ancenis-sur-Loire, où ma famille possédait un orgue. J'ai écrit un livre sur Maurice Scève, l'auteur de la Délie, que je considère comme le plus grand poème d'amour écrit en français.

En quoi cette poésie de la Renaissance était-elle en écho avec cet air de révolte qui soufflait alors ?

Pascal Quignard: J'avais besoin de passer par quelque chose de plus ancien et d'aussi effervescent que la passion. Le plus ancien ma paraît toujours plus sauvage. J'ai adressé ce manuscrit par la Poste aux éditions Gallimard, et c'est Louis-René Des Forêts qui m'a ouvert les portes. Aussitôt il m'a fait entrer dans le groupe de la revue L'Ephémère, aux côtés de Celan, de Du Bouchet, de Leiris. J'écrivais des textes sur l'insurrection qui faisaient appel au monde tragique des Grecs, à la fin du monde alexandrin, et au monde romain.
Je voulais alors redonner quelque chose de plus rudimentaire et de plus corrosif au langage, j'étais très attaché à le dépouiller de ses formes récentes. En fait, c'est la langue de la poésie qui est la plus corrosive. Mais soudain il me faut dire ceci : toute espèce de justification sur le moyen d'expression qu'on a choisi pour survivre est du baratin. C'est toujours très contingent et inexprimable. Moi, j'aurais dû être musicien comme on l'avait été dans ma famille depuis trois siècles. A la fin de l'été 68, à Ancenis, chaque matin, je montais à la tribune de l'orgue de l'église, et ma grand-tante, qui en était la titulaire, pensait que j'allais lui succéder. C'était la logique.

Il y a donc quelque chose de paradoxal dans le choix de la littérature ?

Pascal Quignard: En tout cas quelque chose de contradictoire dans ma vie. Lorsqu'on a, d'un côté, une famille maternelle de grammairiens, de gens qui ont écrit une histoire de la langue française en douze volumes, et de l'autre des musiciens, on est conduit à rapiécer les deux étoffes, les deux traditions, à tenter de réunir les parentèles, de souder les généalogies, de tendre les cordes avec vigueur sur la touche et d'accorder les deux mondes.
La contradiction, elle est dans mon corps, puisque je n'ai choisi ni la musique, ni la grammaire. J'ai répondu à cette tension par le silence. D'abord, celui de l'enfance, qui était un mutisme involontaire. Ensuite, celui de l'écriture, qui est presque aussi dense que celui de la lecture. Ce déchirement est peut-être même à l'origine de toutes les démissions que j'ai pu donner au cours de ma vie professionnelle, de tous mes départs, du fait qu'aujourd'hui je n'occupe plus aucune fonction sociale. Il y a dans la rupture avec la société, dans la sécession, quelque chose qui m'enchante et me guide...

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Un entretien avec Pascal Quignard II

Peut-on parler du silence de l’écrivain ? Un écrivain, ça écrit, ça parle…

Pascal Quignard : Je ne crois pas vraiment. Je crois qu’on est quand même forcé de mettre dos à dos l’écrit et l’oral, le lettré et la société, l’ermite et la communauté religieuse, le silence et le bruit, la solitude et le dialogue effréné. Ou peut-être est-ce le mot écrivain qui ne convient pas. Pour ce qui concerne la passion de ma vie, je préfère le mot de lecture, et la lecture ne fait aucun bruit. Je voudrais opposer d’un côté ceux qui aiment le langage et l’utilisent pour le pouvoir qu’il procure et pour le sens qu’il apporte – les professeurs, les historiens, les politiques, les idéologues, les prophètes ; de l’autre les lettrés, qui décomposent l’intégrité du langage et qui l’arrachent à la fascination qu’il exerce.
C’est cela qu’on nomme la littérature au sens strict. Les poètes et les lettrés sont toujours en rupture, en marge. Dans la civilisation chinoise, on opposait la montagne à la ville, l’anachorète au ministre, Tchouang-tseu à Confucius. C’est-à-dire l’homme de la montagne qui ne connaît ni la loi ni les brigands, et rejoint la nature, à l’homme de la cité qui invente la loi, crée les brigands et s’enferme dans les rites. C’est le plus vieil antagonisme : entre le groupe des chasseurs et le chaman… Il y a ceux qui vivent près de la source du temps et de l’origine des choses et ceux qui préfèrent le port, le delta et la criée. Dois-je préciser que pour moi le grand maître littéraire est Tchouang-tseu ? Il préférait le trouble à la vérité elle-même.

Comment le lettré que vous êtes met-il en pratique de tels principes ? En traquant ce qu’il peut y avoir d’archaïque sous le langage ?

Pascal Quignard : Il y a un premier monde où on est un petit animal qui ne parle pas, qui n’a pas de langue et qui pourtant vit intensément des expériences sans mots. Ensuite il y a un second monde dans lequel la langue que l’éducation a infiltrée en nous nous insère dans la société, nous apprivoisant dans ses coutumes et dans ses moeurs. Tout cela, petit animal et petit singe parlant, est fort impersonnel. Moi, je n’essaie pas de mettre le verbe à l’origine de tout comme le font nos religions modernes. Ma démarche est minuscule. Je cherche à être un peu plus individuel que collectif, un peu plus étranger qu’autochtone, un peu plus déroutant et anxieux que conforme à l’intégration sociale.

En quoi votre travail sur les langues mortes est-il compatible avec votre méfiance à l’égard du langage ?

Pascal Quignard : En fouillant le français on tombe dans le latin, en fouillant le latin on tombe dans un système de langage indo-européen que je dirais méditerranéen. Puis on tombe sur les langues plus anciennes : les Etrusques, etc. Il faut essayer de soulever toutes les pierres qui sont là, regarder derrière tous les mots qu’on emploie comme des aveugles, pour que ça remue encore, pour que ça reste vivant. Ce n’est pas un projet culturel, mais vital.

Mais n’y a-t-il pas tout de même une quête de vérité, une jubilation du savoir, une recherche de type historique dans votre démarche ?

Pascal Quignard : Je crois que je préfère une pensée naissante et dérangeante à une doctrine constituée ou formelle. Toutes les doctrines constituées sont pour moi des mensonges. Je mets en garde contre la reproduction des codes sociaux parce que le social est fait pour autre chose que la vérité. Il est fait pour marquer les appartenances, il est fait pour la guerre. La véritable passion des sociétés humaines, c’est la guerre. Il suffit de regarder autour de nous et chez nous : la guerre civile ne cesse de revenir comme une seule grande vague sur toutes les sociétés humaines. Dans cette optique, l’Histoire telle qu’on nous l’enseigne a été nécessairement au service des gouvernements, qui l’ont employée pour dessiner l’avenir, c’est-à-dire dans le dessein tenace de répéter le passé.
Lorqu’on voit par exemple la façon presque mythique dont, en Algérie, on a exterminé la paysannerie pour mettre la main sur d’immenses domaines, comme, il y a un siècle lors de la conquête de l’Ouest on avait tué et pourchassé les Indiens pour prendre leurs terres et afin que prospère l’avenir des Etats-Unis, cette férocité est aussi révoltante que le cynisme qui y conduit. Sans cesse est apportée la preuve que l’avenir aime passionnément la répétition du passé, les « Renaissances ». Mon travail de sapeur de certitudes et de langage n’a qu’un seul but : retrouver modestement ce qui reste encore d’anxieux, de vivant, de non-répétitif, de non-répété, de jaillissant çà et là.

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Un entretien avec Pascal Quignard III

C'est pourquoi vous interrogez les cultures méconnues et les langues passées ?

Pascal Quignard : J'exhume des choses que je trouve belles. Une fois par an, je m'impose de sauver un inconnu de l'oubli. Maurice Scève, qui n'était pas vraiment un inconnu, a été le premier dont j'ai édité pour la première fois l'oeuvre entière. Il y en a bien d'autres : Lycophron d'Alexandrie, le sophiste Kong-souen Long, l'obscur et génial auteur latin Albucius, précurseur de l'écriture romanesque, le musicien et joueur de violon Sainte Colombe... J'ai préfacé même, en 1997, l'oeuvre unique de l'ami de La Rochefoucauld, le janséniste Jacques Esprit. C'est la partie la plus inaperçue de mon travail, mais cela donne un sens à chacune des années que je vis. C'est à la fois un plaisir et une forme d'engagement, car si on transforme le passé, on transforme l'avenir. Si on modifie les données de l'Histoire, on en modifie peut-être un peu les conséquences...

Que devrait être l'Histoire pour qu'elle ne soit  plus manipulatrice ?

Pascal Quignard : L'Histoire est née du mythe et sera toujours vouée à la reproduction de la société, dont elle interprète l'évolution dans un sens inévitablement collectif. Elle aurait peut-être dû rester ce qu'elle était, un récit d'anecdotes jetées en vrac. Il existait dans l'ancienne Chine une autre manière de faire l'Histoire. C'était une manière pour faire pleurer les hommes sur leur profonde et déconcertante cruauté. C'est une façon de se retourner sur le passé pour contempler ce qu'il ne vaudrait mieux pas revivre. L'Histoire est chez les Chinois une forme d'humanisme mélancolique.

Comment peut-on être écrivain en se méfiant tellement du langage ?

Pascal Quignard : Les rhéteurs, les politiques ordonnent, fascinent, hiérarchisent avec des mots. Ils ont le rôle social le plus éminent. Le littéraire, lui, est le spécialiste de ce qui désunit et déchire. C'est lui qui sacrifie chaque idéologie, qui décompose chaque proposition, chaque phrase dans ses éléments, ses lettres, ses atomes, son histoire, son étymologie. C'est son rôle. Mais en acceptant ce rôle l'écrivain ne peut pas être engagé au sens contemporain du terme. Il ne peut qu'essayer de se dégager du poids social, des usages nationaux, de l'empreinte familiale. C'est aller un peu plus loin que son seul sexe, que l'idée de nation, que l'appartenance à un parti. C'est accéder à une autre lumière que celle où l'on est né. C'est sortir des limites étroites que la nécessité a imparties à la naissance. C'est, je le répète, déplacer des pierres.

Est-ce aussi la vocation du musicien de soulever des pierres ?

Pascal Quignard : La vraie musique, on peut tourner autour d'elle en l'interprétant. C'est ce qu'il y a de plus beau dans la musique non écrite qui, en Inde par exemple, passe de maître à disciple. Cette musique-là est une quête. Un voyage dont le retour n'est pas sûr. Le but n'est pas d'arriver mais de s'approcher sans arrêt dans une sorte de tourbillon. En Occident, pour remplacer cet enseignement, nous avons tenté la notation musicale. Et là, nous sommes tout près de la littérature, car la musique est écrite.

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