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31/01/2019

Quelques pages du Journal de Sylvie Huguet

27 janvier

Je suis enfermé dans mon bureau depuis des heures, et voici trois jours que je manque le lycée. Le proviseur a téléphoné, mais j’ai raccroché quand j’ai reconnu sa voix. Maintenant je ne prends plus les appels. J’entends Monique qui tambourine à la porte, elle pleure, je crois. Ne pleure pas, Monique, bientôt tout sera terminé, j’aurai bientôt percé l’énigme de Chevaux fabuleux.
Heure après heure, je m’immerge dans la contemplation du tableau, dans la sérénité attentive des chevaux palpitants d’étoiles que le peintre a modelés dans le ciel nocturne pour leur confier sa vision secrète, et heure après heure je m’approche de cette vision. Quand je poserai mon stylo, quand je porterai de nouveau les yeux sur l’aquarelle pour un recueillement ultime, je me coulerai tout entier dans leur regard, et je partagerai enfin leur songe de quiétude cosmique et leur extase immobile. Alors Monique pourra faire enfoncer la porte. Libre de toute entrave, à la fois contemplateur et contemplé, je me serai dissous à jamais dans la peinture, pour toujours absorbé par le bleu des chevaux.


Sylvie Huguet

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30/01/2019

Quelques pages du Journal de Sylvie Huguet

25 janvier

Monique me harcèle pour que j’accepte de donner les leçons particulières qu’elle m’a trouvées. « Tu gagnes peu, me répète-t-elle. N’oublie pas que nous aurons des frais supplémentaires quand le bébé sera là. » Comme si je n’étais pas déjà dévoré de tâches mercantiles ! Sur mon bureau, les copies de l’examen blanc me narguent. J’ai pris un retard de huit jours sur la date prévue pour les rendre, si bien que mes collègues me harcèlent aussi. Tous voudraient m’accaparer sans partage, m’interdire les espaces de contemplation où je m’absorbe et qui me permettent de respirer, comme un plongeur rejoint l’azur ébloui de la surface pour y gonfler ses poumons d’air pur. Si je m’imprègne suffisamment du bleu profond de leur poitrail, si j’épouse d’assez près la courbe de leur encolure et la direction de leur regard, peut-être pourrai-je à nouveau partager le songe enchanté qui les maintient dans leur extase immobile, et tout ce qui m’entrave se déliera enfin. Ma vie, ma femme, mon fils, l’appartement dont il faut payer les traites, le pullulement des insectes humains dans la ville couleur de suie, tout me harasse, tout est en trop, je voudrais tout effacer d’un coup de gomme, tout recouvrir d’une coulée de peinture bleue comme une nappe de jacinthes recouvre les sous-bois.


Sylvie Huguet

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29/01/2019

Quelques pages du Journal de Sylvie Huguet

22 janvier


La scène qui vient de m’opposer à Monique était d’une violence inédite entre nous. J’en éprouve du remords, car j’ai prononcé des paroles très dures qui l’ont visiblement bouleversée, alors que son état exige des ménagements. Mais elle est vraiment trop terre-à-terre, fermée à toute esthétique, et c’est un point de friction inévitable, auquel nous devons nous résigner.
J’ai acheté Chevaux fabuleux cet après-midi. Je suis rentré le tableau sous le bras, pressé d’en partager la beauté avec ma femme. Je m’étais persuadé que sa vue suffirait à la séduire, et qu’elle comprendrait alors mon émerveillement. J’ai déballé soigneusement le paquet, et j’ai attendu sa réaction.
« Combien l’as-tu payé ? » a-t-elle dit simplement.
J’ai avoué les deux tiers de la somme. C’était encore beaucoup trop.
«  Où as-tu la tête ? s’est-elle indignée. Nous aurions pu rénover la chambre du bébé avec cet argent ! »
La chambre du bébé est en excellent état, mais Monique veut un décor neuf pour sa maternité neuve. Elle a aussi parlé de l’emprunt, de nos ressources modestes, de ma légèreté irresponsable. Je lui ai reproché son matérialisme, qui coupe toujours court à mes élans. Je lui ai rappelé qu’autrefois je voulais écrire, que c’est elle qui m’en a détourné.
«  Tu regrettes ta carrière d’écrivain maudit ? » a-t-elle grincé en ricanant.
C’est là, je crois, que je me suis montré très dur. Je lui ai reproché sa grossesse. J’ai dit qu’elle m’avait piégé dans le mariage en refusant d’avorter.
Je ne le pensais pas, naturellement. Non, je ne le pensais pas. Je crois. Je ne sais plus ce que je pense. Monique a dit qu’elle ne voulait plus voir la peinture. Tant mieux. Je l’ai accrochée dans mon bureau où je l’aurai pour moi seul.


Sylvie Huguet

10:27 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)