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27/04/2021

"Vers la steppe", de Joël Vernet, éditions Lettres Vives, octobre 2011, 96 pages, 14 €

On se souvient de la chambre minuscule, des branches qui cognaient aux fenêtres, du lilas dont l'odeur se répandait partout dans la maison, du bout de paysage que la terre déposait dans nos yeux. Des taches au plafond, du couinement des souris autour des sacs de blé, des chats à l'affût, des grains éparpillés sur le plancher, du pot de fleurs vide sur le rebord de la fenêtre de la ferme, des journaux froissés, de l'alcôve froide et de son si beau bois jauni sur lequel avaient été incisées des gravures abstraites ou de folklore local, rosaces que l'on retrouvait parfois sur les moules du beurre ou les magnifiques barattes remisées dans le silence d'un débarras parmi de vieilles fourches, des râteaux défaits, des cagettes à l'agonie dans lesquelles séchaient une poignée de cèpes. Elles attendaient leur jour de sortie, celui où l'on verserait du lait dans leur ventre. Des toiles d'araignées tentaient en vain de les habiller de leur fil mais leur réclusion étant brève, les dames noires allaient étendre ailleurs leur filet qui vous collait aux doigts à l'improviste dans quelque sombre grenier où les seuls trésors étaient de vieilles poutres, des gravats, la page d'une feuille de chou pouvant indiquer que le Pays avait flambé autrefois, en proie à d'anciennes terreurs. L'oubli, en quelque sorte, avait été lui aussi remisé au grenier, parmi des signes qui nous font dire aujourd'hui que mourir n'est pas que du vent. Tout, en effet, retourne au grenier, et à l'oubli. Même le grain des voix qui ne murmurent plus un jour à nos tendres oreilles ou ce baiser des lèvres qui s'est éteint sur nos joues.

Le chevreuil enfui, je demeurais la bête, l'idiot que je n'avais jamais cessé d'être, en proie au beau mirage de la langue qui m'était promise.

En une nuit, une seule nuit, des champignons s'étaient hissés vers la clarté et ressemblaient à de tout petits bonhommes égarés, maugréant derrière les arbres au passage des enfants et des bêtes. Les insectes fuyaient sous les souches et, s'ils ne le pouvaient, étaient écrasés sous les sabots ou détruits par nos propres doigts. Leur sang infime se mêlait au vert de l'herbe et l'enfant aimait reconnaître à distance le chapeau jaune d'un canari ; était ainsi nommé ce champignon souvent solitaire et caché sous la mousse. L'apercevoir, de loin, provoquait de la joie, une sorte, oui, une sorte de ferveur qui venait récompenser l'apprenti-explorateur. Tout comme de voir fleurir des marguerites presque dans la maison, qui poussaient sur le seuil, s'inclinant à chacun des passages. Grandes dames. Très grandes dames. Leurs couleurs soudaines alarmaient le regard et la cour de terre s'avérait déjà un territoire presque de l'étranger. L'ailleurs fut toujours un appel ; le départ, un moteur. Aujourd'hui encore, le chaos de chaque pièce de la maison en porte trace. Entre les murs, sommeillent à peine un bivouac, de rares objets, des signes au sol, la marque d'un passage indicible. Une valise est sur le seuil, toujours, attendant qu'un nuage la prenne par le bras.


Joël Vernet

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encre de Jean-Claude Pirotte

Ce livre de Joël Vernet a toute une histoire. Il m'a été offert le 1er janvier 2012 et dédicacé de la manière : "Pour Daniel Martinez : Vers la steppe, qui m'a conduit de la Merveille du Jardin vers la vie immense, Amitié, JV". (remarquez les deux majuscules). Particularité de cet opus : il est entièrement annoté de la main du poète, des passages soulignés, encadrés, j'en choisis deux, le premier page 28 : "La vérité est peut-être ce qui ne détruit jamais aucun homme, ce qui illumine le regard d'un enfant et non les lois de l'histoire que déversent les Beaux parleurs.". Deuxième exemple, page 86 : "Sans l'écriture, je serais mort voilà bien longtemps car l'écriture, c'est plus que l'écriture, c'est le souffle même de la vie." Je note enfin, en page 42, que Joël Vernet a fait suivre cette phrase d'un point d'interrogation, qui lui n'a pas été imprimé : "Que le réel soit le Livre permanent. ?" DM

18:39 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

"De la poésie - Entretien avec Reynald André Chalard", de Philippe Jaccottet, éditions Arléa, février 2005, 11 €

Il est évident que la pratique de la lecture et de la poésie, et ensuite la fabrication de poèmes par moi-même plus tard, et jusqu'à maintenant, révèlent quelque chose comme un ordre qui semble être derrière les apparences, en dépit de tout. L'émotion que j'appellerais "poétique", et qui a toujours été pour moi à l'origine de la poésie, c'est cette émotion qu'il faudrait interroger, que j'ai interrogée : pourquoi telle chose tout à coup vous touche plutôt qu'une autre ? Ou bien on est un personnage hypersensible qui tremble pour n'importe quoi, et à ce moment-là ce n'est pas intéressant... Mais comme cela se répète, comme c'est central, on se dit qu'il y a là quelque chose de sérieux. Cette émotion, effectivement, c'est comme si... je n'ai jamais pu dire plus loin ; c'est comme s'il y avait tout de même, et en dépit de tout ce qui de plus en plus semble aller contre, hors de nous, ou dans la relation entre nous et le monde quelque chose qui autrefois pouvait être considéré comme un ordre général, une harmonie, et qui maintenant nous semble de plus en plus douteux... et dont la poésie ne serait finalement que la traduction : ce ne serait pas uniquement dans l'agencement des mots. Il me semble que ce n'est pas nous seulement qui fabriquons cela tout seuls par un sens du jeu qu'il faudrait à son tour expliquer : qu'est-ce qui ferait que cela nous touche ? Pour la musique, c'est peut-être encore plus purement sensible, parce que pour les mots, il y a toujours les mots, leur sens... Mais dans l'émotion de la musique, qui est vraiment d'une manière tellement nette quelque chose qui a l'air d'aller jusqu'aux racines de l'être, il y a une vibration profonde. Alors vouloir réduire cela, comme certains voudraient le faire aujourd'hui, à cette espèce de mécanisme... Cela me paraît tellement réducteur qu'au fond j'en reste à cette utopie directrice de ma vie, qui est que tout n'est pas totalement aberrant ou incohérent. C'est comme s'il y avait une poésie cachée dans le monde et dont on serait les traducteurs. Ce n'est pas vraiment original ce que je dis là, parce que cela a été dit cent fois ; mais je ne pourrais pas, pour être original, dire autre chose.


Philippe Jaccottet

25/04/2021

"Interstices", d'Alain Rais, éditions Æncrages & Co, collec. Voix de chants, 12/9/1992, 32 pages, 300 ex.

Peut-être la musique ce matin d'août. Je ne sais de quoi je me sépare, ce que j'accueille, sans suite et hors saison. Contre l'apparence du jaillissement. Tout compte fait de cette perception indolente de la pluie. Un instant l'autre ciel efface mon inhabileté à offrir une bruyère.


Le souvenir d'un rêve irrecevable. Je ne peux rien relater. Ni l'appui de ton bras, ni la chute dans l'ouverture incertaine de la nuit. Ensemble nous deux pourtant. Et attentifs. L’œil rapide informé de toutes les précipitations, toutes les éclaircies.


Quelques mots confondus. Quelques dates imprécises comme le halètement du refus. Glas risible. Les pétales, les enfants, la forêt, annoncent la fête inaugurale. C'est à eux que je m'abandonne, non sans vigilance. Prêt à poursuivre. Même perdu. Même en retard. Même à sec ou menacé de l'être. Rien n'encombre le voyage de ce peu de sève hors saison.


Alain Rais

10:25 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)