19/08/2015
Deux contes inédits de Jean Rousselot
Un poète, visiteur du blog m'écrit ce jour : "J'apprécie aussi que vous évoquiez souvent Jean Rousselot : nous nous connaissions, lui poitevin d'origine, moi d'adoption et j'avais écrit un article sur lui en 2001, article qui avait servi de base à un hommage que j'avais prononcé devant ses filles à la médiathèque de Poitiers. C'était un grand monsieur dont la poésie rugueuse et essentielle, ancrée dans l'expérience humaine, m'accompagne toujours."
Pour lui en particulier - et pour vous aussi qui faites vivre ce blog, bien entendu -, le premier de ces deux contes, libre d'esprit certes, ita est :
CARRE D'ENFANCE
Pas folle, la guêpe ! Peignant TEA ROOOM au fronton de son pavillon, la veuve Duvaldizier vit venir à elle maints gradés du camp militaire américain, qui nous donnaient du chewing-gum et nous laissaient parfois jouer avec leur stick. Il ne lui restait plus qu'à disposer quelques petites tables et des chaises ad hoc dans son jardin et dans son salon puis à garnir son coffre-fort. La fin de la guerre lui valut quelques ennuis avec le fisc alors qu'un voisin revenait du front avec pension et médailles mais aussi, il est vrai, amputé des deux avant-bras.
S'arrangeant pour coincer sa bêche ou sa fourche entre ses moignons et sa mâchoire, le bougre, qui arrivait ainsi à cultiver son jardin, fut désormais le seul attrait de la rue des Petites Vallées jusqu'à ce que le commissaire de police, qui attendait le tramway à quelques pas de là, reçut d'une de ses maîtresses une gifle dont toute la ville allait retentir et le Ministre de l'Intérieur s'émouvoir au point de muter le pauvre homme dans une sous-préfecture lointaine.
Au deuxième angle du carré de mémoire que nul Blücher n'écrasera jamais, un interminable serpent nommé Cent yards par les anglophones et San-Ya par les autochtones, interdisait la porte du cordonnier d'ailleurs sans pratique en ce faubourg déjà devenu campagne où l'on chaussait plutôt des sabots de bois. Au bout de la rue de la Pierre plastique où l'on se sauvait en courant pour échapper au monstre, une maison inachevée mais habitée quand même avec une bâche pour toiture nous rappelait sans qu'on sût pourquoi le dialogue de Goethe et Napoléon dont l'instituteur nous avait parlé la veille, où l'hostie qu'on n'avait pas réussi à avaler le jour de sa première communion.
Pas grand chose à dire du troisième côté, sinon que la rue ou plutôt le chemin avait une bosse du haut de laquelle on bénéficiait du soleil couchant un quart de seconde de plus ; qu'un chanoine gras à lard y venait voir sa vieille mère et que nous admirions sa façon de rouler des cigarettes avec du gros cul et du papier "riz-la-croix", enfin qu'un petit sentier bordé d'églantiers permettait d'accéder à une ferme nommée "La Grande Vacherie" que nous allons laisser tranquille aujourd'hui, son bétail étant toujours abominablement crotté.
La quadrature s'achevait sur un énorme empilement de planches qu'on avait mises à sécher par diverses colonnes si peu surveillées que nous, Cheyennes, Iroquois et Mohicans toujours en guerre, avions pu y aménager des salles de gardes, des cachots et des remparts, une surface un peu plus grande étant réservée à des séances de masturbation collective. Un seul mur nous séparant de l'école, nos cris de guerre ou de volupté eussent pu alerter le maître et les camarades encore en classe. En vérité, notre plaisir s'accroissait de celui d'avoir peur.
Jean Rousselot
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Deux contes inédits de Jean Rousselot
CARRE DE LA TOUR DE BABEL
Sur le premier côté de ce carré-ci, taillé plus avant dans le crayon de l'âge, on pouvait à peine déchiffrer, au fronton d'un enfer désaffecté, le célèbre avertissement : "Vous qui entrez ici, abandonnez toute espérance".
On pouvait en revanche lire, juste en-dessous, sur une affiche saugrenue : "bien joué les vieillards à canne et souffle court n'est pas donné aux hussards de la garde ni aux bisons de la poésie".
Comme on ne saurait oublier le goût du pain, on continuait de sentir entre ses côtes le coup de poignard de cette billevesée alors qu'on nageait en mer libre et profonde dans un premier angle. D'habitude, on éprouvait là une sorte de volupté mêlée d'orgueil et de crainte. Cette fois-ci, c'était l'orgueil qui l'emportait à entendre nous héler vainement les surveillants parce qu'on n'avait pas tenu compte des drapeaux rouges.
A peine surgi des ondes, comme dirait Antinöus, on courait au télescripteur nous reliant à la vie des hommes. Sans doute avait-il cliqueté alors que nous cherchions plus ou moins inconsciemment la mort en mer ; ce que nous lisions en majuscules violettes, n'avait aucun sens : "La Tour de Babel s'est effondrée à Caracas - STOP - On a commandé 100 avions de combat modèle réduit".
Que faire sinon téléphoner à des journalistes amis pour démêler cette embrouille, mais aucun des numéros que nous composions n'était attribué, nous disait une voix féminine, fort peu excitante soit dit en passant. Alors, sauter dans le premier avion pour le Vénézuela ? Nous en dissuada, à peine arrivé au rez-de-chaussée, une envie folle de boire quelque punch à la Rhumerie Martiniquaise.
Résultat, nous nous retrouvâmes à Ninive dialoguant avec de grands rois barbus, une sorte d'éponge à la main, puis dansant la bourrée assyrienne avec des Irakiens et Irakiennes qui avaient sacrifié deux boucs en notre honneur.
Le troisième côté est plein de déplacements du même ordre. On a vérifié sur place que les pouce-pieds de Santander sont les meilleurs du monde, que les hoplites les plus combattifs sont ceux du Péloponnèse et que les moines les plus pieux sont ceux de Saint-Benoît-sur-Loire. Une dame de Florence qui a fait carrosser en grosse voiture sa Cinquecento a recours à nous pour y mettre de l'eau, à Fiesole, avant que le joint de culasse ne claque. A Venise, une autre dame nous invite dans son palais puis nous emmène manger de la polenta comme une succulence. A Oslo, on tient à s'asseoir, au café, sur la chaise d'Ibsen.
Entre deux voyages, il faut bêcher le jardin, Euclide et Clausewitz, aller à l'enterrement de quelques amis de jeunesse, accomplir ses devoirs conjugaux, noircir du papier pour avoir des sous, retourner à la Rhumerie Martiniquaise pour être soûl derechef.
De côté en côté de cette tranche carrée, on apprend que sa mère était douée d'une belle voix de contralto, que l'on peut prier Dieu sans croire en lui. Au long de la base, on tombe en panne sur le plateau qui descend vers Fès mais ce mauvais moment est compensé par la joie de découvrir Volubilis et de manger d'exquises cornes de gazelle à Essaouira dont la plus belle femme est sûrement Madame Courapied que l'on courtiserait ardemment si elle n'avait pas un mari qui nous emmène à la chasse au vanneau.
Jean Rousselot
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03/08/2015
KAKUSHA
Kakusha (*)
Sans date, l’heure en dispense – dans l’interstice créé par mes doigts je laisse passer un fragment d’ombre visible, ainsi l’objectif peut saisir le sujet et son détail – les dessins vifs des ramures de l’arbre naissent comme un signal dans l’espace ovoïde qui les sépare du reste de paysage, du reste du monde. J’aime ce curieux visage de la nature offert par l’ouverture du diaphragme.
Tandis que tes doigts respirent sous la pierre chaude, doucement. On entend se défaire les dernières voix, ainsi de chaque idée, cheveu d’ange, fil de la Vierge, que les mots me somment de coucher sur le papier – et l’accent circonflexe du poème pose un jalon, il confronte l’idée de désespoir à la réalité simple (la simple réalité). Seul persiste, diffus, son souffle, régulier – avec la musique du lieu, dans une transparence violette. Cette scène, je la vois alors distinctement projetée – elle est d’hier plus que d’aujourd’hui – reflet de ton cou devant la glace, sa douceur au toucher.
Être, à la hauteur de l’été, pour mieux s’éblouir de la nudité de la lumière, jusqu’à nous :
une douceur est là, présente dans l’air, une clarté rousse, chaude, qu’imprègne la mémoire des hauts feuillages. Tout lentement s’approche, se diffracte dans l’indéfini. Une rumeur dorée, grave, profonde, l’odeur poivrée du chemin qui monte – à travers toutes sortes de distances, de nouveau quelque chose en nous est atteint, chaque jour renouvelle la réponse, le spectacle et l’écho porteur. La part du dieu, dans le jeu des roseaux qu’agite un bruissement soyeux – un seul coup d’aile, au levant.
Les nuages ont tracé derrière eux, selon une chronologie simple, les rythmes de ce monde, ranimé des temps révolus, lumières dans la nuit – cette impression, les yeux fermés, de voir se perdre dans le paysage les lueurs d’un autre âge – tout aussi bien, d’être là, derrière les cloisons d’une maison de verre, absorbé – devant l’écume des nuées, ses laisses vives et brusques dissolutions.
Sous l’insensible éclosion de l’astre, réapprendre le recueillement – sans cesse nos désirs frayent avec les trop vifs contrastes, saisis au biais de l’œil, insatisfaits. La misère et la beauté : au pied du mur qu’il faut tenter de franchir. La frontière entre les deux mondes tendrait-elle à s’effacer ?
A cet endroit du Parcours, tel détail singulier sur le tronc d’un chêne – puis, sans crier gare, l’exaltation soudaine d’un essaim de passereaux, le dessin d’un épi aérien ; ou, plus loin, l’écho d’un pont de lattes véronèse – sur l’eau grise ainsi qu’un miroir, immobile, opaque.
La figure s’éloigne et la voix passe. Quand l’écarlate du vitrail perce le gui du peuplier, l’oreille, parée des syllabes longues de l’espace, subtilement mesure les premières vapeurs du jour qui se donne – fiévreux foisonnement des mousses et lichens, sur la roche où s’abîme le désir.
La tête rejetée en arrière, le cœur criblé de ces poussières de légende semblables au champ de phosphènes, qui dans le lit du fleuve s’inscrit, éternel suspens.
Quand tournent les sens, l’immensité circulaire.
En regard, des corps flottants, pareils à des molécules d’ambre. D’ambre, ces molécules prirent peu à peu couleur d’or – sous le soleil suspendu, tremblante liquidité.
Daniel Martinez
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*Eveillé, en Japonais.
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