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23/08/2021

Pierre Dhainaut s'entretient avec Jean-Marie Le Sidaner et Robert San Geroteo (1988)

Alors que Diérèse 82 (pages 161 à 175) s'apprête à publier un entretien avec de Pierre Dhainaut avec Isabelle Lévesque, le voici interviewé par Jean-Marie Le Sidaner et Robert San Geroteo, en 1988. A l'époque, Pierre était membre du comité de rédaction du Journal des poètes et du conseil de rédaction de Sud. Ses principales publications, en ces années-là :
Bulletin d'enneigement (Sud), Le poème commencé (Mercure de France), L'âge du temps (Sud), Terre des voix (Rougerie), Page d'écoute (Dominique Bedou), Dans le vacillement prodigue (Rougerie), Fragment d'espace ou de matin (Hautécriture). Un livre d'air et de mémoire (Sud) allait paraître. Complétons avec des essais sur Bernard Noël (Ubacs), Victor Hugo (Editions Encre) et Jean Malrieu (Sud).

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JMS-RST : Relisant tes poèmes j'y discerne une véritable "généalogie du corps". Quelles en furent à tes yeux les étapes décisives ? Et quel(s) corps parlent aujourd'hui tes poèmes ?

Pierre Dhainaut : On ne comprendrait rien à mes poèmes si on ne les situait pas dans le temps : le corps y est sans cesse nommé, il n'en a pas moins sa généalogie. A l'origine, dans Le poème commencé, il s'agissait surtout du corps aimé, sublimé, objet d'un chant, source des métaphores. Cette attitude religieuse, inspirée notamment par le surréalisme, m'a très vite mis mal à l'aise : avec Efface, éveille, sous l'influence d'un spectacle de Rita Renoir, sous l'influence également de Bernard Noël, j'ai détruit cette imagerie masculine et cette mythologie poétique. Les jeux de mots en particulier furent alors chargés de rendre la langue active, car c'était elle, libérée du souci d'exprimer, qui devait, aussi directement que possible, révéler le corps, désirs, angoisses, le faire entendre Au plus bas mot. Mais il y avait là une telle contraction, voire une telle réduction, que je n'ai pu tenir longtemps : toujours les extrêmes, à nouveau j'étouffais en mon corps comme en mes mots. Depuis Terre des voix il me semble avoir découvert une respiration qui me permet d'être plus libre ou pour mieux dire attentif : je ne suis pas seul, souvent je dis nous, je suis présent dans la mesure où l'autre et les autres le sont aussi, et d'abord avec leurs corps dans la jubilation ainsi que dans la souffrance.

JMS-RST : Dans l'essai qu'il te consacre Jean Attali évoque une lecture publique de tes textes. Ta manière de dire tranche avec celle des comédiens qui t'accompagnent. "Pour une fois, la lecture à voix haute révèle le poème au lieu de l'étourdir", écrit-il. Quelle importance accordes-tu à l'oralité dans ton écriture ?

Pierre Dhainaut : Elle est fondamentale. Cette question d'ailleurs m'oblige à compléter la réponse précédente. L'oralité n'est-elle pas l'une des manifestations du corps dans l'écriture ? Pourquoi supposer, comme je l'ai fait naguère, que l'écriture est abstraite, désincarnée, puisque le rythme la porte ? De plus en plus je suis sensible à cette présence du rythme. Lequel ? Il faudrait bien sûr insister. Essentiellement celui du flux et du reflux, de la systole et de la diastole, ou de l'apparition et de la disparition... C'est en partie pour rendre plus évident le passage des souffles dans le vers que j'ai rétabli la ponctuation. Les sonorités comptent aussi beaucoup. J'entends mes poèmes en les écrivant, je les entends devenir peu à peu parole. Sans rien renier de la lecture intérieure, si riche de possibilités, je crois que la lecture à voix haute - ou plutôt, en ce qui me concerne, murmurée - permet d'instaurer un espace de la communication, de la résonance.

JMS-RST : Existe-t-il pour toi des écrits qui portent plus particulièrement en eux ou provoquent chez le lecteur l'inquiétude radicale liée à l'expérience poétique ? A ce propos l'œuvre d'Arthur Rimbaud te semble-t-elle entamer notre présent ?

Pierre Dhainaut : Que serions-nous, écrivains ou non, sans l'inquiétude ? Mais il est vrai que la poésie l'avive, nous met en alerte. Nous interroger sur ce que nous sommes, ce que nous pourrions être, nous interroger sur ce que sont le langage et le silence, ce qu'ils pourraient être, je ne vois pas de différence. Il m'arrive de rencontrer l'accord, l'équilibre, une certaine sérénité parfois, je ne puis cependant m'en contenter, je tiens à ce que cet accord soit fragile. D'un côté, par exemple, le haïku, de l'autre, tout aussi nécessaires, Celan, Bernard Noël et, si proche, Christian Hubin : "Tout ce qui se perd, dit-il dans Personne, est un don inestimable", mais il ajoute : "une petite trappe d'où monte un secret matinal". Et au fond je ne me connais pas d'autre ligne de conduite, quelle que soit mon activité. Sommes-nous loin de Rimbaud ? Je ne le pense pas. Je l'ai toujours lu, mais comment pourrais-je en parler ? Rimbaud nous précède, il nous juge. Peut-être ne faut-il pas, comme lui, brûler les étapes, peut-être faut-il aimer avec plus de patience, mais il est là pour nous montrer notre lourdeur. 

JMS-RST : Tu écris qu'"il y avait chez Jean Malrieu un moraliste sévère accusant les avares qui ne meurent que «de leur propre vie»... " Quel écho peut avoir une telle exigence aujourd'hui ?

Pierre Dhainaut : Peu d'écho, je le crains, tant nous sommes en général fermés ou distraits. Les poètes, en France du moins, ont été fascinés trop longtemps par le seul langage. Mais ils s'avisent aujourd'hui que le mouvement qui les oblige à parler les traverse, les dépasse. Accepter d'être au service du langage, je l'ai appris tardivement, et l'auteur du Plus pauvre héritier m'a aidé, ce n'est pas nous isoler, c'est reconnaître que nous ne sommes rien si nous ne sommes que nous-mêmes. Humble avec les mots, je le suis encore avec le monde. Ne pas retenir et nous ouvrir à ce frémissement du vent parmi les feuilles, à ce visage que marquent les ombres et dont pourtant émane une lumière : écrire, demeurer sur le qui-vive, oui, aimer.

JMS-RST : A quoi la poésie te semble-t-elle nous préparer le mieux à résister ?

Pierre Dhainaut : Résister, est-ce le terme le plus juste ? Nous devons résister à ce que les médias considèrent comme la communication, lorsque le bavardage remplace la parole, le bruit le silence, l'éphémère la durée féconde... Mais l'attaque frontale me paraît maladroite, on risque d'y perdre des forces et de toutes façons le système est si puissant que l'on ne peut rien directement contre lui. La poésie résistera donc en continuant de témoigner secrètement, clandestinement, que la parole ne cesse de nous inventer, qu'elle n'est pas le langage d'un passé révolu, qu'elle est notre présent, dans le rappel de la mort, dans l'approche généreuse de la vie la plus précaire. Qu'importe qu'elle ne soit plus une flamme éblouissante, tant mieux même, elle veille : les chemins se sont effacés, et néanmoins elle les éclaire.

12/03/2021

Entretien de Bruno Sourdin avec Guomei Chen. A propos de "Si profonde est la forêt - Anthologie de la poésie des Tang", éd. Les Deux-Siciles, septembre 2020, 280 pages, 25 €

Et vive la poésie des Tang !

Première partie


De 618 à 907, pendant trois siècles, la Chine a connu une extraordinaire effervescence culturelle. La poésie de la dynastie des Tang est sans aucun doute un sommet de la littérature mondiale. C’est pourtant une période paradoxale, troublée, violente, dominée par un pouvoir impérial d’une extrême rigidité. Ce qui n’empêche pas, singulier contraste, l’empereur et les élites de l’empire d’être de grands amateurs de poésie.
Bien que les voyages soient périlleux, les poètes Tang ont aimé prendre la route, quand ils n’y ont pas été contraints. Épris d’indépendance et de liberté, ils sont les chantres d’un art de vivre particulièrement raffiné, les auteurs d’une poésie d’une élégance inouïe. Leur amour de la nature est exemplaire. Leurs œuvres apportent une formidable bouffée d’air pur et un sentiment de plénitude tonifiant.
Guomei Chen a traduit 35 poètes, 32 hommes et 3 femmes (les trois poétesses les plus marquantes de cette époque) : soit 161 poèmes, parmi les plus beaux de la poésie classique chinoise. Les textes sont présentés en version bilingue, avec une notice détaillée pour chaque auteur, ce qui a nécessité un important travail de recherche dans des archives peu accessibles à des Occidentaux. La traduction est simple et directement compréhensible.
La poésie Tang est vivifiante et sereine. Éblouissante. Unique. C’est une poésie qui nous emporte, qui nous procure un sentiment extraordinaire de paix. A déguster librement entre Ciel et Terre.

Bruno Sourdin : Le titre de ton anthologie, "Si profonde est la forêt", est tiré d’un court poème de Wang Wei, un poète majeur de la dynastie des Tang. Le poème est intitulé "Dans la forêt de bambous" et le vers en question, tu le traduis ainsi : "Si profonde est la forêt, je reste invisible". On peut commencer par là : qu’est-ce que nous dit cette image de la forêt ? Que représente la forêt pour un Chinois du VIIIe siècle?

Guomei Chen : Pour être précis, cette forêt de bambous, qui entoure la Villa Wangchuan, est en fait une partie du domaine dont Wang Wei a fait l’acquisition à la demande de sa mère, une bouddhiste dévouée. Isolé du monde extérieur grâce aux bambous, le poète joue du qin dans une absolue solitude et siffle de temps à autre, sous la clarté de la lune, devant un ruisseau image d’un ermite en parfaite symbiose avec la nature. Dans la tradition chinoise, la forêt, comme la montagne, c’est l’endroit idéal où un ermite aime à se retirer. La nature a une importance vitale dans la poésie, où l’individu se retrouve face à lui-même, sans l’intercession des autres, dans un état proche de l’origine, hors des contingences de ce monde. Il y a dans cette attitude à la fois une modestie profonde face au milieu naturel dont nous sommes un élément et forcément tributaires ; et puis cet effacement n’est pas sans rappeler ce qui, en Occident, s’apparente à une attitude monacale, distante mais enrichissante.

Bruno Sourdin : Wang Wei a sur la nature un regard très dépouillé. C’est un méditatif. Son bouddhisme y est certainement pour quelque chose. Mais est-ce que, selon toi, sa poésie aurait été différente s’il avait été un adepte du taoïsme ou si, au contraire, il avait suivi le confucianisme comme règle de conduite ?

Guomei Chen : Pour les lettrés chinois, en définitive, le bouddhisme et le taoïsme sont les deux voies qui conduisent l’homme vers une même destination : une vie éternelle et heureuse. Ils ont en commun de goûter et de se conformer à une vie d’ermite, proche de la nature, de la méditation, dans une optique plutôt individualiste. Remarquons par ailleurs que beaucoup de Chinois sont, même de nos jours, partagés entre le bouddhisme et le taoïsme. A mon sens, il est indifférent que Wang Wei ait pu être bouddhiste ou taoïste, sa poésie ne s’en serait pas ressentie.

De fait, le confucianisme a eu un impact différent sur l’homme ainsi que sur sa poésie, en lui faisant adopter des doctrines plus "actives" que celles des bouddhistes et des taoïstes : entrer dans la vie politique, aider l’empereur à gouverner le pays, sauver le peuple en danger ou simplement s’employer à le rendre heureux. On ne peut pas parler du confucianisme sans parler de la politique. Confucius lui-même a voyagé de pays en pays, pendant quatorze ans, pour persuader les rois de le recruter et d’adopter ses idées politiques, mais toujours en vain. Il s’est donc contenté de devenir un grand éducateur.

Il ne faut pas oublier que Wang Wei, malgré l’influence bouddhiste de sa mère, a suivi dès son enfance le confucianisme comme règle de conduite, tout comme les autres enfants de la dynastie Tang et de celles qui ont suivi. Il a réussi très tôt au concours impérial, concours obligatoire pour devenir fonctionnaire jusqu’en 1911. Il fallait alors maîtriser la poésie pour passer ledit concours. Wang Wei a ainsi pu devenir, au fil du temps, un haut fonctionnaire. Il aurait dû arriver un jour à obtenir le poste de chancelier ou celui de ministre, mais lors de la révolte d'An Shi, il fut emprisonné par les rebelles et se vit contraint d'accepter un poste de conseiller dans leur clan. Cet incident, considéré par la Cour comme une trahison, lui valut la peine de mort (sans qu'elle soit mise à exécution) et marque la fin de sa vie politique. Ce fut pour Wang Wei un tournant capital dans sa vie. De confucéen qu’il était, il se convertit définitivement au bouddhisme, devint face au monde extérieur de plus en plus "passif" pour suivre la voie qui était la sienne et composer sa poésie, conçue comme un aboutissement.

Bruno Sourdin : Restons encore un moment avec Wang Wei, un homme que je trouve fascinant. Dans le poème qui ouvre ton anthologie, il se met en scène jouant du qin :

"Assis seul dans la forêt de bambous,
je joue du qin, et siffle parfois.
Si profonde est la forêt, je reste invisible,
seule la clarté de la lune m’accompagne."

En effet, Wang Wei était poète, musicien, c’était également un grand peintre. Tu précises qu’il a inventé le paysage monochrome à l’encre. Est-il le seul lettré à s’être illustré de façon si brillante dans les trois disciplines ?

Guomei Chen : Ta question renvoie en fait à un phénomène littéraire vieux de plus de deux mille ans. Au regard de la tradition chinoise, un ou une lettrée authentique doit maîtriser obligatoirement les quatre domaines suivants : le qin (la cithare chinoise), le qi (le go), le shu (la calligraphie) et le hua (la peinture chinoise). Ce sont ces quatre techniques que dans le passé les Chinois pratiquaient dès qu’ils étaient scolarisés. C’est pour cela que beaucoup de poètes sont en même temps peintres, calligraphes, musiciens ou joueurs de go, et que certains, les meilleurs d’entre eux, maîtrisent l’ensemble de ces disciplines. Wang Wei fut un précurseur effectivement, en s’illustrant avec le paysage monochrome à l’encre. Par ailleurs, depuis l’Antiquité, la poésie est faite pour être chantée et la musique apparaît donc comme un accompagnement nécessaire. Pour mémoire, beaucoup de musiciens sont les amis intimes des poètes. Par exemple, Wang Wei et Du Fu ont tous deux composé un poème dédié au célèbre musicien Li Guinian ; de même, le musicien Dong Tinglan a eu pour amis les poètes Yuan Zhen et Gao Shi. Dans ce poème, Wang Wei s’accompagne lui-même, la musique enfante en quelque sorte ses propres vers. En Occident, signalons qu’il est rare de trouver un poète de qualité qui soit en même temps un plasticien renommé. On parle volontiers de Victor Hugo et beaucoup plus récemment d'Henri Michaux, mais ce sont des exceptions, à mon sens. Il y a donc une spécificité chinoise dans ce domaine, favorisée sans doute par la calligraphie, la peinture des idéogrammes.

Bruno Sourdin : Très jeune, Wang Wei a adopté un style de vie monacal. Son meilleur ami, Meng Haoran, est lui aussi un solitaire qui, très tôt, renonce à faire carrière et se retire dans les montagnes. Qu’ils l’aient fait par goût ou qu’ils aient été contraints de le faire, très nombreux sont les poètes chinois de cette époque à avoir adopté ce style de vie. Dirais-tu que vivre en ermite est une autre spécificité chinoise?

Guomei Chen : D’une manière générale, les poètes, aussi bien que ceux qui ont fait vœu de se retirer du monde pour vivre en ermites, s’y sont résolus car ils désiraient trouver une veine prometteuse, hors du cadre fixé par la société, hors des contraintes, des automatismes et des a priori. A remarquer que les personnes qui ont choisi la vie d’ermite ont connu des hauts et les bas dans leur existence, les seconds finissant par l’emporter. Et donc face à ces déceptions, la bascule s’opère pour retrouver un sens originel perdu, matière à nostalgie.
Vivre en ermite n’est pas absolument une spécificité chinoise, bien qu’à l’époque dont nous parlons les exemples abondent de poètes ayant adopté ce style de vie, contemplatif et marginal : puisqu’ils sont conscients de ne pouvoir changer le monde, ils recherchent une sorte de salut en eux-mêmes, premier, essentiel. Leur désir sous-jacent est donc de rétablir un équilibre, chose que ne permet pas la société.

Bruno Sourdin : Tu insistes, dans ton introduction, sur le fait que la poésie chinoise est d’origine populaire. On ignore généralement, en Occident, que la poésie chinoise s’est construite à partir de la musique populaire, chantée. C’est donc une poésie qui doit être accessible au plus grand nombre?

Guomei Chen : Il est vrai que la poésie chinoise est d’origine populaire, c’est une poésie intégrée à la vie des gens dits ordinaires depuis l’Antiquité, s’inspirant des chants des esclaves qui travaillaient dans les champs. La mise en forme de cette poésie orale en reste donc tributaire. Remarque d’ailleurs qu’il n’y a pas, à l’époque Tang en particulier, conceptualisation mais intériorisation du réel. Dans la poésie classique chinoise, le poète semble s’effacer devant ce qui est, laissant libre cours à son admiration ; ou à l’inverse, c’est la déception voire la condamnation qui priment, mais cela jamais de manière ostentatoire, plutôt allusive. Disons que, plus encore, les poètes ne se laissent pas aller aux débordements lyriques et dans ce sens tout l’aspect sentimental, voire affectif, quand il est présent, est contenu, imagé, discret. Comme dans "Ballade du lotus", de Bai Juyi :

"Voyant celui qu’elle aime,
la jeune cueilleuse de graines de lotus,
voulant lui parler, baisse la tête en souriant
et se lisse les cheveux,
son peigne de jade tombe dans l’eau."

Les lettrés ne se contentaient pas de suivre un itinéraire dédié et ne vivaient pas non plus de leur plume, ils s’appuyaient sur ce que leur renvoyait l’image du monde. Je pense d’ailleurs que la poésie, quelles que soient les époques, est faite pour être lue par le plus grand nombre, sans être uniquement réservée aux élites. En Chine, à l’école primaire, tous les élèves sont tenus d’apprendre la poésie, classique ou moderne, cela fait partie de notre patrimoine culturel.

Bruno Sourdin : Li Bai, plus connu sous le nom de Li Po, est le poète chinois le plus célèbre en Occident. On retient l’image de cet "immortel banni sur terre" qui occupait ses journées à flâner dans les montagnes, à composer des poèmes et à boire du vin sous la lune. Il était un grand buveur. Il se serait noyé, une nuit d’ivresse, en essayant d’attraper le reflet de la lune sur les eaux du fleuve. C’est la légende. Faut-il croire à cette légende ? Et surtout comment est-elle perçue par les Chinois d’aujourd’hui ? Li Bai est incontestablement un poète de génie.

Guomei Chen : Li Bai est appelé "immortel banni sur terre" par He Zhizhang, poète et homme d’État qui admirait son talent, qui est manifeste. Représentant du romantisme, Li Bai est si ingénieux, si prolifique qu’aucun poète de la dynastie Tang n’a pu le surpasser. Il maîtrise tous les domaines de la poésie de l’époque : quatrain pentasyllabique, quatrain heptasyllabique, pentasyllabes et heptasyllabes de style ancien, pentasyllabes et heptasyllabes de style "réglementé", yuefu, etc. Un cas rare dans l’histoire de la poésie chinoise classique. Les élèves chinois apprennent ses poèmes dès la maternelle et les étudient jusqu’à l’université.

La vie aventureuse de Li Bai a sans cesse influencé les romanciers et les dramaturges des époques postérieures. D’où cette légende, qui en est bien une, d’une noyade par une nuit d’ivresse alors qu’il tentait de se saisir du reflet de la lune : c’est une image naturellement, car on ne parvient jamais à circonscrire un idéal. Ainsi, sa fin reste empreinte d’une dimension mystérieuse. Ceci dit, il avait effectivement un penchant pour la boisson. Dionysiaque d’esprit, son comportement dans la vie et les thèmes abordés dans sa poésie en témoignent. Par exemple, dans "Séjour en province lointaine" on peut lire ces vers :

"Si le maître de maison pouvait s’enivrer avec moi,
j’oublierais être si loin de ma ville natale."

Dans les faits, en se référant aux archives officielles, en 762, pauvre et malade, Li Bai meurt chez son ami Li Yangbing, à qui il a pu confier au préalable les manuscrits de ses poèmes. En définitive, peu importe de savoir quelles furent les conditions réelles de sa mort, Li Bai acquiert dès son époque le statut d’un mythe, statut qui perdure depuis lors, jusqu’à nos jours.

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Entretien de Bruno Sourdin avec Guomei Chen. A propos de "Si profonde est la forêt - Anthologie de la poésie des Tang", éditions Les Deux-Siciles

Deuxième partie

Bruno Sourdin : Grand buveur, Li Bai était à la recherche d’un absolu. Il donnait à entendre que le vin était un moyen sûr pour atteindre l’immortalité, en tous les cas c’était la voie qu’il avait choisie. Quel était ce vin qui lui apportait un si grand plaisir, alcool de riz, alcool de céréales, vin de raisins ? Li Bai n’est pas le seul poète des Tang à célébrer les vertus du vin.

Guomei Chen : En Chine, la fabrication des boissons alcoolisées remonte à l’Antiquité. Dans les premiers temps de l’humanité, les hommes comme les animaux ont pu goûter au vin "naturel" : un liquide issu des fruits fermentés. Le trouvant délicieux, les êtres humains ont donc entrepris de faire le vin eux-mêmes à partir des céréales cuites (millet, blé, riz, sorgo, etc.) selon la méthode primitive : d’abord une saccharification puis une fermentation alcoolique. Il faut noter que ce genre de vin est caractérisé par sa contenance d’alcool très faible (environ 10 degrés), de sorte qu’un homme peut boire sans mal une vingtaine de verres sans être pour autant ivre mort.

Quant au vin de raisins, il est apparu bien plus tard que le vin de céréales. La vigne a été introduite surtout dans les régions musulmanes de l’ouest du pays lors de la mission militaire du fameux général Zhang Qian (v.164 av. J.C.-114 av. J.C.) dans l’actuelle Asie centrale, pendant la dynastie des Han. Par ailleurs, pendant quelques siècles, les Ouïghours cultivaient la vigne en terrasses, essentiellement pour la cueillette de raisins de table et la confection de raisins secs. En conséquence, le vin issu du jus de raisins fermenté est resté une boisson rare et exotique, inaccessible aux gens modestes. Le paradoxe est que la consommation de ce vin issu des vignes de l’ouest n’est justement pas autorisée aux pratiquants Ouïgours, pour motif religieux…

Bruno Sourdin : Avec Du Fu, nous changeons de sensibilité. Son inspiration est très réaliste, il décrit la société de son temps et, en particulier, les misères du peuple. Ne correspond-il pas, mieux que Li Bai, à la mentalité chinoise contemporaine ?

Guomei Chen : Plus jeune de onze ans que Li Bai, Du Fu a vécu au moment où la dynastie Tang, passé l’âge de sa prospérité, entame son déclin. Bien qu’il soit issu d’une famille de hauts fonctionnaires (son grand-père Du Shenyan a occupé plusieurs postes importants à la Cour impériale) et que ses talents en poésie soient manifestes, toute sa vie Du Fu n’a occupé que quelques postes subalternes et paradoxalement reste à peu près méconnu en tant que poète par ses contemporains. C’est là où l’Histoire intervient pour orienter son écriture : car pendant, puis après la révolte d’An Shi, face à la cruelle réalité d’alors, Du Fu opte en définitive pour le réalisme en poésie, et ses poèmes seront plus tard incorporés dans le genre "poésie d’Histoire". Toujours proche des gens de peu, il n’ignore rien de leurs souffrances et se fait, par son écriture, leur témoin. Il est ainsi considéré comme "le saint de la poésie" et son génie, ancré sur les réalités de son temps, l’a rendu accessible à tous, et donc lu par le plus grand nombre, de siècle en siècle.

Bruno Sourdin : Li Bai et Du Fu sont deux poètes très différents, mais ils étaient amis et sont restés liés jusqu’à la mort de Li Bai. L’amitié est un sentiment auquel ils attachent beaucoup d’importance. Tu parles d’ailleurs dans ton livre du "fameux duo Li-Du". C’est bien ainsi qu’on les désigne en Chine aujourd’hui ?

Guomei Chen : En Chine, quand on parle de la poésie des Tang, on pense tout de suite au duo Li-Du, abréviation de Li Bai-Du Fu, non seulement parce qu’ils sont les deux poètes les plus réputés à leur époque, mais aussi parce qu’ils ont noué une amitié à vie qui marquera l’histoire de la poésie chinoise.  Ce sont effectivement deux poètes très différents, pour plusieurs raisons : en premier lieu, Li Bai demeure attaché à la tradition, aux formes et aux sujets anciens, alors que Du Fu est considéré comme initiateur de genres et de thèmes nouveaux ; en second lieu, Li Bai est le porte-drapeau du romantisme alors que Du Fu est d’inspiration réaliste. Il ne faut pas oublier le fait que Li Bai a gagné sa réputation de poète très jeune alors que ce n’est pas le cas pour Du Fu. Néanmoins, ils se témoignaient une admiration réciproque, conscients de leur valeur respective. Ensemble, ils ont contribué à un essor de la poésie classique, inégalé ; alors que sur le plan historique, le déclin de la dynastie Tang est patent.

Bruno Sourdin : Au début de la dynastie des Tang, il faut faire un cas particulier pour Hanshan, le moine bouddhiste-poète-ermite, qui s’est éloigné du monde et s’est retiré dans la Montagne froide, dont il porte le nom. En Occident, il est devenu une figure de la Beat Generation, révélée par Gary Snyder ainsi  que par Jack Kerouac dans son livre Les Clochards Célestes. Mais en Chine, comment le lit-on aujourd’hui ? Que sait-on vraiment de lui ?

Guomei Chen : Il est vrai que Hanshan est célèbre en Occident par son absolu retrait du monde, son désir assumé d’avoir une vie d’ermite et une existence en tous points conforme à ses idées. Il a été popularisé par Jack Kerouac, tardivement donc. En Chine, plus largement en Asie, Hanshan fut longtemps honoré comme un immortel dans la religion bouddhiste et taoïste. Par exemple, il n’a jamais été tonsuré officiellement dans un temple bouddhiste ; il n’empêche, les bouddhistes de la dynastie Song le vénèrent comme l’incarnation de la divinité de la sagesse Manjusri. Néanmoins, son talent et son nom de poète sont passés sous silence pendant des siècles, car le style direct qu’il a adopté et l’emploi d’une langue simple et épurée l’ont exclu durablement des canons de la littérature classique chinoise, malgré quelques recherches effectuées ici et là par des lettrés.

Bai Juyi et Wang Anshi ont écrit des poèmes qui s’inspirent de son style, Su Shi et Huang Tingjian ont porté un intérêt particulier à ses poèmes ; Zhu Xi (1130-1200) et Lu You (1125-1210, deux lettrés de la dynastie Song) ont, eux, contribué à la publication et à la révision d’un volume regroupant ses poèmes. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que l’œuvre de Hanshan soit redécouverte et appréciée par les chercheurs chinois. Il faut reconnaître qu’en Chine la poésie vernaculaire n’occupait qu’une place marginale depuis l’Antiquité.

Lors du Mouvement du 4-Mai (1), la Chine a lancé une bataille pour défendre vigoureusement le chinois vernaculaire. Dans son livre Histoire de la littérature vernaculaire (publiée en 1928 par la librairie La Jeune Lune), Hu Shi a cité Hanshan, Wang Fanzhi et Wang Ji comme les trois grands poètes vernaculaires de la dynastie Tang. Par la suite, Hanshan a commencé à être lu et apprécié par les Chinois: les cercles universitaires du continent et ceux de Taiwan ont rédigé des articles sur la poésie de Hanshan. Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949 et jusqu’aux années 80 et 90, les poèmes de Hanshan ont gagné une audience certaine en Chine. De fait, il continue de susciter un intérêt durable dans le monde. Sur la vie de Hanshan, on n'a que très peu de documents le concernant, plusieurs hypothèses coexistent mais aucune n’est pour autant absolument fondée. On sait que ce poète mythique et légendaire s’exile dans les montagnes pour adopter une vie érémitique. D’après les recherches du savant chinois Yan Zhenfei, Hanshan se serait appelé Yang Wen, soit le fils de Yang Zan, qui est lui-même le frère cadet de l’empereur Wendi (541-604), fondateur et premier empereur de la dynastie Sui. A la suite de conflits d’origine politique, Yan Zan meurt subitement au cours d’une balade dans un parc avec l’empereur, à l’âge de quarante-deux ans, probablement empoisonné par l’empereur lui-même. Profondément affecté par cette tragédie familiale et influencé de longue date par le bouddhisme, Yang Wen devint moine lorsqu’il eut trente ans et se réfugia sur le Mont Tiantai, dans le Zhejiang.
D’après la légende, le moine Hanshan, qui aimait bien jouer avec les enfants, portait toujours des vêtements très usés et des sabots de paysan, il était coiffé d’un chapeau d’écorce de bouleau. Il liera une amitié à vie avec deux moines du Temple Guoqing, Fenggan et Shide, moines-poètes également. On les appelait "les trois ermites du Temple Guoqing". Chaque fois qu’il leur rendait visite, il récupérait les restes du repas laissés par les moines du temple dans un tube en bambou pour en faire ensuite, de retour chez lui, sa pitance. Menant une vie simple, rieur de nature, Hanshan aurait vécu plus de cent ans, selon la légende. Vivant en montagne, à chaque fois qu’il composait un poème, il le gravait soit sur un rocher, soit sur un tronc de bambou ou d’arbre. Après sa mort, on retrouvera plus de 600 poèmes gravés et dispersés dans la nature environnante. Malheureusement, une bonne moitié d’entre eux ont été perdus.

Bruno Sourdin : Nous avons longuement évoqué les poètes les plus célèbres de la dynastie des Tang et singulièrement le duo Li-Du (Li Bai et Du Fu). A la fin de la dynastie, un autre duo attire l’attention, duo Li-Du également mais les Chinois précisent : duo Li-Du "le mineur", par opposition au duo "majeur" du début de la dynastie. Qui sont ces deux poètes, Li Shangyin et Du Mu, et quelle place occupent-ils dans la poésie chinoise ?

Guomei Chen : A la fin de la dynastie Tang, la société est hors de contrôle : des guerres civiles à répétition, des impôts trop lourds… Le peuple en éprouve un profond ressentiment. Tout cela, associé à la corruption de la Cour, a plongé la dynastie dans une crise insoluble - le gouvernement central perd petit à petit de son pouvoir et la Cour est divisée radicalement en deux pôles : le parti Niu et le parti Li. Pire encore, les postes importants de l’Empire sont occupés soit par les eunuques du Palais, soit par les généraux locaux (le Jiedushi). Les poètes de cette période ressentent ce malaise général. Une nostalgie prononcée pour l’histoire d’autrefois et un sentiment quasi dépressif s’installent. La tristesse et le dépit, voire l'indifférence se font jour alors. Parmi ces lettrés, Li Shangyin et Du Mu, l’un et l’autre victimes du conflit entre les factions Niu et Li, se détachent du lot, ils sont les deux poètes les plus en vue de l’époque.

Li Shangyin se réclame descendant d’une branche lointaine de la famille impériale, mais sans reconnaissance officielle, il n’a jamais pu en retirer les bénéfices escomptés. Il perd son père alors qu’il n’avait pas 10 ans et connut une enfance difficile. Un an après le décès de son protecteur et bienfaiteur Linghu Chu (membre important du parti Niu), Li Shangyin est invité par Wang Maoyuan, le Jiedushi, le gouverneur militaire de la ville de Jingyuan, qui le fait entrer dans son équipe et qui, par la suite, lui donnera la main de sa fille. Par ce mariage qui le rattache au parti opposé, Li Shangyin est considéré comme un traître par les autres membres du parti Niu. Après cela, sa vie a été tiraillée entre les luttes intestines des partis Niu et Li. Avec l'effondrement du parti Li, c’est désespéré qu’il quitte cette vie à l'âge de 46 ans. Li Shangyin est un cas unique dans les cercles de poésie de son temps grâce à ses poèmes d’amour, qui sont à la fois subtils et implicites. Ils sont très appréciés de nos jours. Préoccupé par la cruelle réalité de l’époque et par le destin de son pays, ce poète a écrit un certain nombre de poèmes patriotiques, mais sans jamais pour autant pouvoir réaliser son ambition politique.

De son côté, Du Mu a connu une vie plus aisée que celle de Li Shangyin. Petit-fils de Du You, premier ministre et historien, Du Mu passe avec succès les examens impériaux à l’âge de vingt-cinq ans et s'engage ensuite en politique. Sa nature intègre et l’intérêt qu’il porte aux infortunés sont toutefois difficilement conciliables avec sa carrière. Du hérite en outre de son grand-père un goût certain pour le libertinage. Déçu par une société maladive qui ne lui permet pas de satisfaire ses ambitions politiques, Du Mu finit par se laisser tenter par les lupanars de la capitale et puise son inspiration chez les courtisanes, il gagne ainsi une réputation de Don Juan sans le vouloir.

Du Mu a utilisé toutes les formes poétiques de son temps. Il est le poète de l'idée, privilégiant le fond à la forme, se démarquant ainsi de la tendance générale de l’époque. Dans ses poèmes, il s’inspire souvent de l’histoire pour évoquer les troubles de son temps, avec nostalgie. Ces deux poètes n’ont donc rien de fondamentalement optimistes et à l’évidence se rejoignent par une vision du monde qui n’a rien non plus d’idyllique.

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(1) Le 4 mai 1919, 3000 étudiants se mobilisent pour manifester à Pékin. Ils dénoncent les prétentions du Japon sur la Chine.

 

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