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12/03/2021

Entretien de Bruno Sourdin avec Guomei Chen. A propos de "Si profonde est la forêt - Anthologie de la poésie des Tang", éditions Les Deux-Siciles

Troisième partie

Bruno Sourdin : Un des grands mérites de ton anthologie est de nous présenter les poèmes de trois femmes qui ont écrit des vers à la fin de la dynastie, donc au XVIIIe siècle. C’est un vrai bonheur de les découvrir. Alors, procédons par ordre. La première s'appelle Li Ye. Son poème Les huit extrêmes dit ceci:

"Rien de plus proche et de plus lointain que la distance entre l’est et l’ouest.
Rien de plus pénétrant et de plus illusoire que le fond d’un ruisseau clair.
Rien de plus haut et de plus lumineux que le sont le soleil et la lune.
Rien de plus intime et de plus éloigné que les relations au sein d’un couple."

Tu expliques qu’elle a été à la fois nonne taoïste et courtisane. Quelle destinée !

Guomei Chen : Au regard des archives existantes, les 289 années d’histoire de la dynastie Tang ne compteraient pas moins de 207 poétesses. Bien qu’elles aient été quelque peu éclipsées par les étoiles masculines d’alors, à l’évidence elles dégagent aussi leur propre lumière, qui donne à la poésie Tang une dimension plus vivante et quelquefois plus réaliste d’esprit. Parmi elles, Li Ye, Xue Tao, Liu Caichun et Yu Xuanji sont considérées comme "les quatre grandes poétesses de la dynastie Tang". Si je n’ai pas retenu Liu Caichun dans mon anthologie, c’est parce que, en tant que chanteuse populaire, sa réputation n’était certes plus à faire, sauf qu’elle ne serait pas l’auteure de bien des poèmes qu’elle a chantés, des poèmes qui seraient peut-être en fait des adaptations de ballades régionales.

Pour en revenir à ta question, sous la dynastie Tang, il était courant pour les femmes d’adopter le taoïsme comme philosophie ou, si tu préfères, comme ”chemin de vie“. Et rien n’empêchait celles qui s’y consacraient de mener parallèlement une vie romantique et devenir parfois courtisanes. Une dérive certes, mais pas inconciliable dans les faits avec l’esprit du monachisme. Li Ye est quant à elle séduisante, son expression est raffinée, elle est douée pour jouer du qin, habile à l'écriture, et surtout célèbre par son talent poétique. Elle fréquentait les salons de poésie. Des lettrés comme l’écrivain Lu Yu, le poète moine Jiaoran et le poète Liu Changqing ne pouvaient être insensibles à ses charmes ni à son esprit. Ils ont donc été amenés à lier avec elle des relations intimes, pour ne pas dire amoureuses : c’était une femme brillante, sous tous rapports, qui désirait aussi être connue.

Si Li Ye, poétesse incontournable de la dynastie Tang, est en même temps nonne taoïste, ce n’est pas le fait du hasard, mais en lien avec son histoire familiale. Enfant talentueuse et assidue, elle étudie les œuvres classiques et commence très jeune à écrire des poèmes. A six ans, elle aurait composé un poème sur les rosiers plantés dans la cour de son jardin, à la demande de son père. Mais, quand celui-ci en a lu le dernier vers : "Les treillages n’ont pas encore été dressés que les branches des rosiers penchent déjà follement, pareilles à l’espoir d’une jeune fille impatiente de se marier", il jugea sa fille trop précoce. A l’âge de onze ans, son père l’envoie dans un monastère taoïste où elle deviendra nonne. Il s’était trompé pour la suite, la force intérieure et le talent de la poétesse en a décidé autrement. Comme quoi la philosophie taoïste, la poésie et la soif charnelle peuvent emprunter des chemins convergents, sans exclusive.

Bruno Sourdin : La vie de Xue Tao se joue également sous un double registre : c’est une courtisane qui finira sa vie comme nonne taoïste. Mais elle est surtout connue, expliques-tu, pour la qualité de ses poèmes d’amour. Je voudrais que tu précises.

Guomei Chen : Si Xue Tao est devenue courtisane, sa seule volonté ne répondait pas à ce choix. Elle est née à Chang’an (2), ville où elle a vécu une enfance heureuse. Son père, Xue Yun, est un fonctionnaire lettré de la capitale, n’ayant pas eu de fils, il porte grande attention à sa fille unique. Grâce à son père, Xue Tao a reçu une éducation littéraire et a commencé à écrire des poèmes dès l’âge de huit ans. Néanmoins, d’un naturel franc et intègre, Xue Yun a osé offenser des dignitaires, ce qui lui vaut d’être exilé à Chengdu dans le Sichuan. Pire encore, quelques années plus tard, envoyée en mission dans le royaume de Nanzhao (actuellement la province de Yunnan), Xue Tao meurt subitement après avoir contracté une maladie soi-disant liée aux miasmes, laissant sa femme et sa fille de quatorze ans pauvres et désespérées. Sans aucune ressource ni soutien, deux années passent et, pour subvenir aux besoins de sa famille, Xue Tao se voit contrainte de devenir courtisane-chanteuse et perd du même coup son ancien statut social. Dans son nouveau métier, elle participe à de nombreux banquets politiques ou littéraires. C’est à cette occasion qu’elle noue des liens avec le milieu intellectuel et se fait un nom de poétesse. Parmi ses amis, on y trouve des poètes célèbres comme Bai Juyi, Liu Yuxi, Du Mu et Wang Jian, etc.

Brillante en poésie et en musique, elle a été la favorite du général Wei Gao, gouverneur militaire du Sichuan, qui la traite comme sa propre fille. Étonné par son talent, Wei Gao demande à la Cour de lui octroyer le poste de correctrice des œuvres littéraires. Malheureusement, la Cour n’accède pas à sa demande, prenant prétexte que jamais ce poste n’a été octroyé à une femme.

En 809, le poète Yuan Zhen est envoyé dans le Sichuan par l’empereur Xianzong en tant que commissaire enquêteur. À Zizhou, il rencontre Xue Tao dont la poésie le laisse admiratif. Ils tombent follement amoureux l’un de l’autre et leur différence d’âge n’y fait rien : elle, âgée de quarante-deux ans, lui, a onze ans de moins qu’elle. Ayant enfin trouvé l’homme de sa vie, elle perd la tête et se donne aveuglément à lui comme un papillon de nuit se jetterait dans le feu. Ils auront vécu une idylle inoubliable trois mois durant, au bord de la rivière Jinjiang.

Hélas, ce qu’ils auront connu de bonheur ne fut que de courte durée. Par suite d’une mutation à Luoyang sur ordre de l’empereur, Yuan Zhen doit se résoudre, le cœur meurtri, à quitter sa bien-aimée. Il continuera pourtant à correspondre avec elle pendant quelque temps. Mais étant lui-même coureur de jupons, et sa compagne une courtisane-chanteuse, leur relation ne pouvait qu’être sans lendemain. Yuan Zhen finira par rompre avec elle définitivement. C’est dans les lettres qu’elle échangea avec lui que Xue Tao a utilisé pour la première fois un petit papier rose qui par la suite portera son nom : un billet où les amoureux échangent des poèmes d’amour.

Si Xue Tao ne fut qu’une aventure de bien courte durée pour Yuan Zhen, en revanche ce dernier fut toute sa vie dans le cœur de la poétesse. La plupart de ses poèmes d’amour lui sont dédiés. Après leur rupture, son inspiration poétique va peu à peu s’éteindre. Désenchantée, Xue Tao décide de se retirer du monde et devient nonne taoïste. C’est dans la pauvreté et la tristesse que s’achève sa vie d’ermite.

Bruno Sourdin : Yu Xuanji est la troisième poétesse que tu présentes dans ton anthologie. Comment se distingue-t-elle des deux autres ?

Guomei Chen : Mon anthologie s’achève avec cette poétesse disparue à 27 ans. Elle se distingue de Li Ye et Xue Tao en ce sens qu’elle en appelle au sentiment amoureux d’une manière plus détournée : larmes et fleurs écloses se conjuguent, c’est un peu comme si la nature entrait dans la composition de son amour déçu. Elle s’exprime dans un registre moins passionnel que mélancolique, donc plus distancié.
On pourrait conclure, du moins à ses yeux, que l’amour heureux ne serait que métaphore, une métaphore qui nourrit le poème comme miroir d’un manque, essentiel, pour ne pas dire fondateur.

Bruno Sourdin : Y a-t-il un poète marquant dont on n’a pas parlé et que tu aimerais citer ?

Guomei Chen : A mon sens, Meng Hoaran mériterait d’être cité. Pour preuve, ses "Pensées d’une nuit d’automne sous la lune" que je ne peux m’empêcher de transcrire ici :

"Par une froide nuit d’automne,
des perles de rosée émaillent la clarté de la lune.
Émue par cette beauté, une pie ne sait plus où se jucher ;
entrant dans la pièce, vif, un ver luisant fait bouger la gaze du rideau.
Dans la cour, la lune éclaire l’ombre de l’acacia.
Chez le voisin, les coups de pilon, rapides, brisent le silence du soir.
Où donc se sont enfui les jours heureux du passé ?
Un vain regard sur ce qui m’entoure, et me voilà plus seul encore."

La saison s’y prête : l’automne accompagne depuis toujours les tourments de l’esprit et les peines des hommes. Le lecteur est ici transporté dans un cadre qui n’est pas seulement celui de la nature en majesté ; c’est aussi un voyage immobile au cœur d’un univers en train de naître sous les yeux du poète, que l’on devine admiratif. 
Cette naissance est, selon moi, le parfait reflet de l’inspiration poétique. Le poète est celui qui sait voir et s’effacer devant le spectacle de la beauté du monde pour la traduire, dans un second temps, en poème.

Bruno Sourdin : Quel est ton poète Tang préféré ?

Guomei Chen : Mon poète préféré est celui placé en exergue de ce livre, Wang Wei. Douze poèmes de lui ont été traduits par mes soins, ce n’est naturellement pas un hasard puisqu’il est ainsi le plus représenté dans l’anthologie. Il n’hésite pas à se mettre en scène, revendique sa singularité sans jamais de hauteur pour ceux qui l’entourent ; ses sentiments baignent dans une sorte de sérénité qui le met à l’abri d’une mélancolie autocentrée. Il a trouvé la voie, sa voie portée par une étonnante et rayonnante vitalité. Il convient ici de citer en particulier, extraits de "En mission à la frontière", ces vers dont la grâce et la majesté le qualifient bien :

"Les absinthes, emportées par le vent, passent la frontière ;
les ansers migrateurs gagnent le ciel du Tibet.
Sur le désert immense monte tout droit la fumée d’un feu d’alarme,
la sphère du soleil couchant plonge dans le fleuve Jaune."

Comment dire mieux ? C’est littéralement une toile peinte, animée d’une musique intérieure. Dans ce paysage, la solitude première du poète est happée par ce qui le dépasse, infiniment. Il s’y résout, sans aucune acrimonie.

 *

"Si profonde est la forêt, anthologie de la poésie des Tang", traduite et présentée par Guomei Chen. Préface de Pierre Dhainaut, dessins d’illustration de Pacôme Yerma. Éditions Les Deux-Siciles, 2020.

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(2) Chang’an, aujourd’hui Xi’an, dans la province du Shaanxi, est l’ancienne capitale de la Chine.

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28/02/2020

La notion d'image en poésie

Reynald André Chalard :

Vous avez fait tout à l'heure une distinction à propos de l'image : vous avez parlé des apparences du réel, d'une part, et d'autre part des images du poème. Il est vrai qu'une différence existe entre ces deux sortes d'images : dans le poème, l'image apparaît précisément sous la forme de la métaphore ou de la comparaison, selon un choix nécessaire au poète. Au cœur même du réel, les images sont plutôt des rêveries ; elles naissent dans l'esprit un peu capricieusement. Mais comment le poète passe-t-il de l'une à l'autre ? Car les deux semblent intimement liées. Ainsi, lorsque, par exemple, dans le texte intitulé "Travaux au lieu dit l'étang" (Paysages avec figures absentes), vous regardez l'eau et que vous en comparez "l'écume" à une "plume", il y a l'apparence du réel... que l'on retrouve dans le poème. Qu'est-ce qui guide donc votre choix au moment où vous écrivez ?

Philippe Jaccottet :

Cet exemple est évidemment bon, puisqu'il y a le tâtonnement et les retouches. On voit donc bien comment les choses se font. Je ne sais pas exactement... Quand j'écris, c'est à moitié en dormant, enfin j'exagère un peu mais... je me laisse aller au fil de la rêverie, les choses viennent et, quand il s'agit d'"écume" et de "plume", je crois qu'elles peuvent aussi bien venir de Gongora. Alors là, c'est un cas où, au contraire, les mots peuvent m'avoir guidé. Donc probablement venues de Gongora, puisque c'était peut-être au moment où j'avais repris ma traduction ancienne de Gongora, ou bien je l'avais peut-être dans l''esprit, je ne sais pas. Ensuite, elles venaient tout naturellement parce que c'est le même lieu qui m'a inspiré "Étourneaux", dans Beauregard, beaucoup plus tard donc : là, beaucoup d'oiseaux nichent ; ils étaient là sans qu'on les voie. Tout cela me vient à l'esprit sans que je le contrôle vraiment. Et mon problème, puisque j'ai cette utopie de la transparence depuis toujours - qui n'est pas en effet qu'une utopie esthétique -, le problème est de, sinon supprimer les images pour arriver seulement à dire... (parce que finalement je crois que je les abandonne un peu toutes dans ce cas-là et que, finalement, je dis autre chose que cela...) [le problème est donc] de trouver au moins les termes de comparaison qui sont les moins éloignés de l'émotion qui a fait naître le poème.


Philippe Jaccottet, De la poésie, éd. Arléa, février 2005

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24/09/2015

A propos de Pétrarque : "Mon Secret", éditions Rivages Poches, un entretien d'Etienne Ruhaud avec Denis Montebello

Etienne Ruhaud :  Peux-tu nous parler brièvement du contenu de Mon secret ? A quel moment de sa vie Pétrarque l’a-t-il écrit ? Pourquoi  est-ce rédigé en latin ?

Denis Montebello : En 1346, Pétrarque retrouve les « refuges secrets » de son cher Vaucluse, cette petite vallée close où il se retire régulièrement et où il écrit, à partir de 1347, le Secretum. Un texte qui sera largement remanié en 1352-1353 et dont l'action se déroule en 1342. En 1342, Pétrarque était déjà revenu à la Sorgue et à sa « solitude transalpine », et il avait entrepris la première rédaction d'ensemble du Canzoniere (on relèvera jusqu'à neuf phases dans la constitution de ce cycle de trois cent soixante-six poèmes en langue vulgaire). La même année, son frère Gherardo entrait à la chartreuse de Montrieux. La décision de celui en qui Christophe Carraud voit « un autre versant de Pétrarque » (c'est avec lui qu'il entame, en 1336, l'ascension du mont Ventoux, et avec les Confessions de saint Augustin, livre qu'il lit une fois parvenu au sommet) et le bref séjour que lui-même y fait ravivent son intérêt pour la vie solitaire. Ces deux événements, la rédaction du Canzoniere (qui le ramène à Laure et aux lauriers) et la retraite de son frère (qui lui montre le cammino, le « chemin »), expliquent le conflit qui agite Pétrarque, et la forme de dialogue qu'il donnera à son texte. Car Mon secret est d'abord un dialogue -un dialogue qui se déroule sous le regard de la Vérité!- entre François et Augustin. Mais c'est avant tout un dialogue avec lui-même. Avec celui qu'il était avant. Avant la conversion. Celui qu'il appelle François, c'est son moi d'avant, celui qui était prisonnier de ses chaînes. Et Augustin est celui qui, comme Gherardo (on se rappelle que l'un et autre accompagnaient François dans son Ascension), l'aide à sortir de ce « sentier oblique et sordide », à abandonner « les chemins de traverse pour suivre la route droite du soleil ». Ce dialogue vient de loin, de Platon certainement, et l'on reconnaîtrait sans peine Socrate sous cet Augustin, son ironie dans le rôle qu'il joue de « noble inquisiteur ». Ce dialogue est une de ces « luttes intérieures » comme dit Augustin: « Je t'ai vu tomber et te relever. Maintenant que tu es à terre, j'ai décidé de te porter secours. » C'est un combat, comme il l'écrit dans ses Confessions: « une partie qui s'élève vers le ciel, combat contre l'autre qui retombe vers la terre ». Disons ici, pour répondre à la question du latin et pour faire bref, que le latin est la langue d'Augustin, et de Pétrarque quand il s'élève vers le ciel. Avec la langue vulgaire, il retombe vers la terre.

Etienne Ruhaud : À quoi correspond ce « secret » dont parle Pétrarque ?

Denis Montebello : Mon secret, c'est d'abord, suivant l'étymologie, le choix d'un lieu écarté, loin du monde et de ses tentations, une façon pour Pétrarque de renoncer - un temps, le temps d'un livre- à s'asseoir à la table des puissants. Ou, pour parler comme lui, d'oublier l'amour et la gloire, Laure et les lauriers poétiques, de se délivrer de ces « deux chaînes adamantines » dont certains prétendent qu'elles n'en font qu'une. Pétrarque n'est ni Antoine, ni Radegonde, il n'a pas élu le désert, il ne vit pas retranché dans sa thébaïde, il entend toujours « l'odeur du siècle ». Et peut-être plus qu'un autre. C'est un homme de son temps, qui fréquente les grands, ce qui ne l'empêche pas de cultiver, comme cette Antiquité qu'il affectionne, la poésie et l'amitié, de rechercher un lieu qui convienne à sa nature, une solitude où il puisse renouer avec la tradition de l'otium, du loisir studieux.

Etienne Ruhaud : Pétrarque aurait découvert Les Confessions en 1333, grâce au théologien Dionigi da Borgo San Sepolcro. Comment interpréter le principe du dialogue fictif entre Augustin et Pétrarque ? En quoi peut-on rapprocher ces deux auteurs ?

Denis Montebello : C'est en effet en 1333 que le théologien augustinien Dionigi da Borgo San Sepolcro lui offre les Confessions. Et c'est le livre qu'il prend, en 1336, et qu'il lit une fois parvenu au sommet du Ventoux. Il l'ouvre pour lire ce qui lui tombera sous les yeux: la page qu'il rencontrera ne peut être que « pieuse et dévote ». Et c'est le livre X. Ce passage: « Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le circuit de l'Océan et le mouvement des astres et ils s'oublient eux-mêmes ». Un passage que l'on retrouve dans Mon secret: « D'ailleurs, à quoi bon toutes ces connaissances si, après avoir étudié la configuration du ciel et de la terre, l'étendue de la mer, le cours des astres, les propriétés des plantes et des pierres, tous les secrets de la nature enfin, vous continuez à vous ignorer vous-mêmes ? » C'est le passage que lit Pétrarque au sommet du Ventoux, mais qu'il lit ici autrement, car j'y vois le refus d'arracher à la nature ses secrets, par la violence ou par la ruse, le refus de la voie prométhéenne, celle de la science et de la technique (on devine aisément l'allusion à l'histoire naturelle, celle de Pline par exemple). L'autre voie, on la connaît grâce au beau livre de Pierre Hadot Le voile d'Isis, c'est celle, poétique, d'Orphée. Je ne dis pas que c'est celle que choisit dans Mon secret Pétrarque, mais il y a quand même dans ce livre une sorte de catabase, de descente aux enfers, de mort symbolique suivie d'une renaissance. Une initiation. La nature ne lui a pas livré tous ses secrets, mais il a eu accès aux mystères de l'être. Il a vu sa « dissemblance intérieure ». Affronté le monstre. Et dans ce voyage Augustin joue le rôle de truchement. Celui que joue Virgile pour Dante. Pétrarque met ses pas dans les pas d'Augustin, ses mots. En 386, Augustin se retire dans un jardin avec Alypius. Ils choisissent le lieu le plus éloigné de la maison. Le plus écarté. En un mot le secret. Pétrarque lui aussi fait le choix du secret. Quand il se retire dans son Hélicon transalpin. Il rejoue la scène du jardin à Milan, de la conversion; il aimerait bien oublier « le laurier que l'on dit cher à Apollon et dont lui seul a mérité de porter une couronne tressée de son feuillage, pour revenir à ce figuier qui est espoir de correction et de pardon. ». Augustin, dans Mon secret, c'est le procureur, le « noble inquisiteur », celui qui montre la voie du ciel. Mais si l'on est réfractaire à cette lecture religieuse, on peut retenir l'intertextualité, le dialogue entre les textes, les époques, ainsi que l'innutrition (comme dit Pierre Laurens): une rumination qui n'aurait rien de mélancolique car elle nourrit votre texte. Ce que fait ici Pétrarque, Montaigne le fera dans sa Librairie. N'oublions pas que si Pétrarque regarde vers l'Antiquité, il est aussi un homme de son temps, un humaniste. Qui ne choisit pas par hasard le dialogue et la lettre qui est, Eugenio Garin nous le rappelle, « dialogue avec l'absent ». Pétrarque, c'est encore le Moyen-âge, et c'est déjà la Renaissance.

Etienne Ruhaud : Autre intercesseur de Pétrarque, Cicéron est  fréquemment cité. En quoi influence-t-il l’auteur ? Quels autres écrivains antiques ont marqué Pétrarque ?

Denis Montebello : Cicéron, c'est une longue histoire qui commence selon moi et suivant la légende (dorée?) en 1333. Cette année-là, désireux de tout voir et de tout connaître, il visite Paris, Gand, Liège (il y retrouve un discours de Cicéron, le Pro Archia), Aix-la-Chapelle et Cologne. La même année, on s'en souvient, il rencontre, en Avignon, le théologien Dionigi da Borgo San Sepolcro et ce dernier donne au jeune Francesco son exemplaire des Confessions. La découverte de ces deux auteurs éveille son amour de la littérature et aiguise sa curiosité. En 1345, à Vérone, il découvre les seize livres de lettres de Cicéron  Ad Atticum, ce qui lui donne l'idée de composer, avec ses propres lettres, son autobiographie idéale. Il réunira, dans cet esprit et en vingt-quatre livres, les Rerum familiarium libri, trois cent cinquante lettres en prose sur des « sujets familiers »; puis, à partir de 1361, cent vingt-sept lettres « de vieillesse », les Rerum senilium libri, dix-huit livres dont le dernier sera la Lettre à la postérité. Mais Cicéron, c'est surtout le passeur. Pétrarque connaît Platon essentiellement par des traductions latines, ou à travers l'oeuvre philosophique de Cicéron. Il en connaît la doctrine (il sait « qu'il faut éloigner l'âme des passions du corps, et en éliminer jusqu'aux images pour la laisser s'élever, pure et libre de contempler les mystères de la divinité ») et la forme, celle du dialogue (« Cette manière d'écrire, je l'ai empruntée à Cicéron qui la tenait lui-même de Platon»).

Etienne Ruhaud : Comment Pétrarque concilie-t-il cette culture gréco-latine avec ce qu’il appelle la « vraie religion », c’est-à-dire le christianisme ?

Denis Montebello : Dans ce dialogue, Augustin joue le rôle du « docteur de la vraie religion ». François, celui qui tente de concilier les trois Grâces et la sainte Trinité, les auteurs païens et la littérature chrétienne.

Etienne Ruhaud :  L’amour terrestre et le désir de gloire semblent avoir nui au parcours spirituel de Pétrarque, du moins si on suit les paroles d’Augustin : « Tu n’as aimé le laurier impérial et poétique que parce qu’elle s’appelait Laure » (p. 101). Le poète renie-t-il complètement sa passion pour Laure ? Renie-t-il également les Canzoniere ainsi que sa gloire passée ? Amour courtois et amour de Dieu sont-ils incompatibles ?

Denis Montebello : J'ai le sentiment qu'il a beaucoup de mal à se défaire de ses chaînes, et surtout de celle-là. J'ai même cru, en lisant le Prologue, en voyant la Vérité apparaître, que c'était le fantôme de Laure. J'ai cru que c'était une revenante, celle qu'Augustin évoque au livre III et qu'il compare à Eurydice. J'ai cru au retour des « passions anciennes »...

Etienne Ruhaud : Augustin estime que l’acédie du poète demeure liée à ses passions terrestres. Ayant vécu en exil presque toute sa vie, Pétrarque évoque à plusieurs reprises sa tristesse, son incapacité à trouver un lieu qui lui convienne. Humeur dominante des grands hommes selon Aristote, la mélancolie est perçue comme un péché, et les mélancoliques vont au Purgatoire, chez Dante. Ce vague à l’âme est il créatif dans le cas de Pétrarque ?

Denis Montebello : Oui, il est question ici d'acédie. Ou, quand elle est contaminée par acide ou accident, d'acidia ou accidia. Et c'est vrai que l'acédie se nourrit du sentiment de notre contingence (que nous sommes là par accident, que l'existence terrestre est une suite de chutes qui répètent la Chute), qu'elle rend tout acide, le vin de La Rochelle comme les vers du poète. Ici et maintenant, je veux dire en 1347, l'acédie qui est une maladie de l'âme, l'oeuvre du diable (le démon de midi!) se confond avec la mélancolie qui vient d'un excès de bile noire. Pétrarque parle d'ailleurs de tristesse. Comment en guérir ? C'est la question que pose se livre. La question qu'il nous pose, quel que soit le nom que nous donnions à cette tristesse. Spleen, Nausée, les mots ne manquent pas pour dire la dépression: la « fatigue d'être soi ».  Faire de son acédie une grâce, c'est peut-être l'enjeu de ce livre, ce qui le rend moderne. On songe en effet à la vie et à l'oeuvre de Michel-Ange, au mythe romantique de l'artiste mélancolique, d'un artiste péchant par excès de conscience, et en même temps doué d'un sublime pouvoir d'invention.

Etienne Ruhaud : Pétrarque reste l’un des initiateurs de l’humanisme. François Dupuigrenet Desrousille [1] pense lui que le Secretum aurait inspiré les Confessions de Jean-Jacques Rousseau. Pouvons-nous ici parler de texte fondateur ?

Denis Montebello : Pétrarque, c'est le chaînon manquant entre les Confessions de saint Augustin et celles de Jean-Jacques Rousseau. C'est plus sensible encore dans L'Ascension du mont Ventoux ou dans la Lettre à la postérité. S'il manque, ce chaînon, c'est que Rousseau masque les emprunts à Pétrarque, alors qu'il ne cache pas sa dette envers saint Augustin. Pétrarque reste pour nous un Italien, et l'auteur du Canzoniere: deux raisons de voir en lui un écrivain mineur. Que l'on peut piller allègrement et sans jamais le dire. Ou réduire, ce qui est une autre manière de le tuer, au pétrarquisme. Or, que serait le genre autobiographique sans Pétrarque ? Parlerait-on de la même façon de ces sous-genres de l'autobiographie que sont le récit autobiographique ou l'autofiction? Je me contenterai ici de poser la question.

Etienne Ruhaud : « Le poète est inspiré. Sa parole est oracle. Il faut un prêtre pour l’interpréter. Un prêtre, un professeur. Un truchement. » déclares-tu page 23. En quoi juges-tu l’exégèse nécessaire ? À quelle limite se heurte t-elle ? Rapproches tu ton activité de traducteur de ton travail critique et pourquoi ?

Denis Montebello : Je ne me suis pas livré à une exégèse, je n'ai pas l'autorité ni l'envie. Je n'ai pas fait un travail universitaire. Il y a des spécialistes de Pétrarque, et je n'ai fait que deux traductions. Et cette lecture. Car c'est ce que je pratique ici. « Une lecture personnelle, re-créative, interprétative et comparative », comme l'écrit justement Alberto Manguel dans Une histoire de la lecture. Et c'est l'esprit de la Collection de l'abeille que dirige Annie Wellens. De proposer une familiarisation, une initiation et des portes d'entrée. Je fais ici oeuvre de truchement. De guide, après avoir traduit. D'interprète, mais je ne donne pas dans la virgilomancie. Même si le livre que j'ouvre, le passage sur lequel je tombe semble à moi adressé. Je n'y lis pas mon destin. Cela ne va pas jusqu'à la conversion. Pourtant, c'est une expérience de lecteur. La preuve que la lecture peut me changer. Quand elle est, comme ici, dialogue. Un dialogue avec l'oeuvre que je lis, mais aussi, et c'est ce que j'observe dans cette oeuvre qui a pour titre Mon secret (on l'observe dans les Essais de Montaigne comme dans sa Librairie), une façon de faire dialoguer les oeuvres. Les lieux, les époques. L'oeuvre se nourrit de ces dialogues. Celle que je lis: que j'écris.

Etienne Ruhaud : Non sans humour, tu fais souvent des liens entre l’écriture de Pétrarque et le monde contemporain, notamment lorsque tu évoques les « fils de pub ». En quoi ce texte reste-t-il actuel ?

Denis Montebello : C'est la contingence qui est notre condition. Cet être-pour-la-mort que nous sommes, si nous voulons bien regarder. Mais voulons-nous regarder ? Osons-nous ? Oserons-nous soutenir le regard de celle qui se dévoile en se voilant? Affronter l'énigme que Pétrarque nomme Vérité et qu'il aurait pu tout aussi bien appeler Nature ? Celle qui « aime à se cacher »? Oserons-nous affronter le secret ? Le mystère. Celui de notre être. Heidegger dirait de l'Être. Ou bien ferons-nous comme François dans ce livre, comme Pétrarque dans sa vie, préférerons-nous errer? Fuir dans l'agitation ce mystère, abandonner le secret pour nous réfugier dans la réalité courante. Dans ce qui nous pousse à courir. À courir d'un objet à l'autre. Autrement dit à nous fuir.



[1] Mon Secret, Rivages Poches, coll. « Petite bibliothèque », 1991.

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