04/09/2015
L'homme baroque, par Philippe Beaussant opus I
L'homme baroque est celui pour qui l'être et le paraître se confondent. On est ce qu'on paraît, on n'est que ce qu'on paraît. "Ce n'est pas tout que d'avoir du mérite, il le faut sçavoir débiter et faire valoir." Qu'est-ce qu'un homme nu ? Ce n'est pas un homme : il faut être vêtu pour accéder à cette dignité, et la fonction du vêtement n'est pas alors de couvrir et de tenir chaud, mais de parer. L'âge baroque est le seul sans doute où l'habit masculin l'ait emporté sur celui de la femme en bouillonnements, envol de plumes, frémissements de rubans, cascades de dentelles, et où la chevelure parut indigne. La Renaissance a aimé le nu ; le XVIIe siècle lui préfère les drapés qui s'envolent et qui donnent au corps son épaisseur et son mouvement. Les dieux sculptés sont nus, par privilège, et par nécessaire hommage à l'Antiquité : mais l'homme se doit d'être vêtu. Sa dignité consiste à polir la nature et à l'orner : si la nature est de marcher, l'homme baroque danse ; si la nature est de parler, l'homme baroque se veut éloquent. Le Baroque ne croit pas que la Vérité soit toute nue : à elle aussi, il faut sa parure. La Vérité nue est pour lui aussi horrible, ou plutôt aussi indécente, qu'un mur sans pilastres, sans frises, sans corniches et sans frontons.
C'est pourquoi je ne dis pas que le Baroque préfère le paraître à l'être : le paraître et l'être doivent coïncider, mais dans un sens contraire à celui que nous entendons. Ce n'est pas à l'apparence de se faire limpide et transparente pour que la vérité qu'elle recouvre puisse être regardée sans obstacle : c'est à l'être brut de se hausser à la dignité de la parure, et de s'identifier à elle. Le chevalier de Méré, modèle de l'honnête homme, ne dit pas qu'en toute circonstance il convient d'être honnête homme ; il dit qu'il convient "de paraître honnête homme en toute rencontre", et ajoute : "Pour le paraître, il faut l'être en effet." Ainsi c'est à l'être de se conformer à la nécessité du paraître, non le contraire. Si le monde demande de paraître honnête homme, soyons-le pour le mieux paraître : voilà la véritable sincérité. Le monde baroque est un théâtre où chaque homme joue un rôle derrière un masque : mais à l'inverse des jansénistes, il ne prétend point à démasquer. Il joue entre le masque et le visage un double jeu, et refuse d'accorder à l'un plutôt qu'à l'autre le prix de vérité.
Mais il s'ensuit que l'homme baroque peut avoir autant d'être différents que de paraître successifs, et en conséquence, que l'inconstance est une caractéristique (on aurait dit alors une qualité) du baroque. Ne croyez pas qu'il mente. Ne le taxez pas d'hypocrisie si son apparence a changé. Son apparence, c'est tout lui-même, et il est toujours lui-même quand il change.
Philippe Beaussant
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03/09/2015
L'homme baroque et la danse, par Philippe Beaussant opus II
Rien n'exprime mieux cette relation complexe, subtile, ambiguë, de la vérité et du mensonge, du décor et du réel, du visage et du masque, du naturel et de l'appris, que la passion du Baroque pour la danse. La danse est le moment solennel où l'on apparaît tel que l'on est, comme dit l'abbé de Pures : publiquement offert aux regards, livré ; et seul, car la danse de Cour, en 1660, est faite essentiellement des évolutions de couples isolés, qui se regardent et ne se touchent pas. Mais, en même temps qu'elle expose l'homme "tel qu'il est", la danse baroque est l'instant où cette apparence est le plus parfaitement contrôlée, déguisée : dénaturée. Chaque geste, chaque mouvement, chaque attitude, chaque pas est mesuré, étudié, composé.
La danse n'est plus pour nous, et depuis longtemps, qu'un divertissement sans conséquence. C'est le sérieux avec lequel on la pratiquait, qui doit au contraire nous frapper aujourd'hui. Quand on dansait, on ne parlait pas, on ne riait pas, on ne plaisantait pas. C'était une cérémonie : la cérémonie solennelle par laquelle l'homme baroque célébrait sa dignité. C'était l'instant privilégié où il était le plus réellement, le plus intensément lui-même, le plus spectaculairement lui-même ; où le spectacle de son paraître se manifestait dans sa perfection. Et par réciprocité, la pratique quotidienne de la danse, des leçons de maintien sans cesse renouvelées, telles que les traités du temps nous les montrent, lui permettaient d'être en effet, à chaque instant du jour, reins fermes, tête droite, pas glissés, bras souples, jeux de mains et de doigts codifiés, ce personnage stylisé, solennel et majestueux, qu'il prétendait paraître : nature modelée, transformée, "polie" par l'art.
J'appelle baroque la civilisation qui a ainsi fait de toutes les manifestations de la vie une sorte de théâtre, en privilégiant et en exaltant dans l'homme le spectacle qu'il présente aux yeux des autres.
Philippe Beaussant
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