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15/01/2020

Une lettre inédite d'André Breton ; La notion de "hasard objectif" dans le Surréalisme.

En pages 187-188 de Diérèse 70 a paru une lettre inédite d'André Breton à Daniel Abel, interviewé par Bruno Sourdin. Pas d'écho de celle-ci chez mes confrères - peu importe, la caravane passe :

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En septembre 1965, après la naissance de son fils, Daniel Abel était moins disponible pour assister aux réunions du groupe. Il le regrette et s’en ouvre à Élisa. Ému, André Breton lui adresse cette belle lettre pour lui réaffirmer son amitié et lui donner des conseils d’écriture.

Paris, le 4 octobre 1965.

Cher Daniel Abel,

Élisa m’a fait part de votre lettre qui m’émeut. Je m’attriste de vous voir malheureux, ne serait-ce qu’en raison surtout d’une nouvelle résidence. Il m’est très pénible aussi de sentir que vous n’avez pas trouvé auprès de nous tous, pourtant vos amis, la chaleur qu’il vous fallait. Je sais qu’elle a manqué aussi à votre femme puisque avant vous, même, elle a cessé de venir et cela me consterne car je ne pense de vous deux que du bien, je ne vous veux à tous deux que du bien. Je crois que ce qui a pu jouer contre nous, c’est paradoxalement votre extrême gentillesse, ce don sans réserves de vous-même qui – comment dire ? – vous laisse parmi nous sans point d’insertion à partir duquel vous pourriez vous diriger plus efficacement, parce qu’en possession de votre aplomb, au sens physique du terme. Ce que je vous dis là, est-ce que cela fait sens pour vous ? Si j’en doute un peu, c’est que je ne suis jamais parvenu, sur un autre plan, à vous faire entendre que ce que je reprochais aux textes successifs que vous m’avez fait lire, c’est que vous vous y livriez, abandonniez, à l’énonciation pure et simple de ce que vous enregistriez tant sur le rapport de la sensation que du sentiment et que je suis persuadé qu’aucune communication de quelque prix ne peut être obtenu de cette manière. La plus bouleversante émotion que vous aurez pu éprouver, vous tout aussi bien que moi-même, échappe totalement à la transmission directe. C’est en gardant pour vous jalousement ce qui la motive, en transposant aussi largement que possible, qu’elle aura chance de passer dans vos accents et de gagner le cœur des autres : autrement, rien. Je ne sais quelle résistance cela rencontre chez vous. Comprenez bien, cher Daniel, que sans cette transmutation il ne saurait être de surréalisme, - qu’il n’est pas possible de vouloir œuvrer à l’intérieur du surréalisme si l’on n’a pas commencé non seulement par admettre cela, mais par le faire rigoureusement sien.
Votre malaise parmi nous n’a sûrement pas d’autre origine. Qui sait, votre complexion vous interdit peut-être la sorte d’opération mentale que je préconise en poésie comme dans l’art et alors, pourquoi pas ? Mais vous ne pourriez vous plaindre de ne pouvoir tout à fait vous mêler à ceux qui la tiennent pour la première règle du jeu. De toute manière, il ne saurait rien y avoir là pour vous d’infériorisant. Ceci dit, je persiste à vous conseiller d’écrire beaucoup moins et d’être de plus en plus difficile envers vous sur ce plan.
Élisa et moi nous vous souhaitons de vous apprivoiser très vite à Nangis et vous adressons à tous deux nos très affectueuses pensées.

André Breton

Un lettre qui me semble d'autant plus intéressante qu'elle valorise le travail de l'auteur sur les mots et sur soi ; et qu'elle relativise la notion de hasard (heureux) qui se suffirait à lui-même. L'effort directeur du poète (ou du plasticien) en sort renforcé. A relire cette phrase d'André Breton, entre toutes : "La plus bouleversante émotion que vous aurez pu éprouver, vous tout aussi bien que moi-même, échappe totalement à la transmission directe."
DM

*

Concomitamment, il m'a semblé nécessaire de vous donner ici même quelques précisions, via Gérard de Cortanze, sur :

"La notion de "hasard objectif", qu'on pourrait rattacher à la crise des sciences qui s'est ouverte dès la fin du XIXe siècle (l'attribution du prix Nobel à Einstein en 1921 pour sa théorie de la relativité en est le signe ultime) mais aussi à la "synchronie" comme principe d'enchaînement a-causal élaborée par Jung (Natureklarung und Psyché, 1952) emprunte, d'après Breton à Engels ("la formule de manifestation de la nécessité") et à Freud (l'analyse nous permet de trouver un "désir" à l'acte qui ne semblait résulter que d'une coïncidence) : "c'est le besoin d'interroger passionnément certaines situations de la vie que caractérise le fait qu'elles paraissent appartenir à la fois à la série réelle et à une série idéale d'événements, qu'elles constituent le seul poste d'observation qui nous soit offert à l'intérieur de ce prodigieux domaine d'Arnheim mental qu'est le hasard objectif". (Limites non frontières du Surréalisme, 1937).

Dans Nadja (1928) et dans Les Vases communicants (1932), Breton s'était plu à relever quantité de coïncidences de faits et de signes, de rencontres et d'événements inattendus, mais c'est dans L'Amour fou (1937) qu'il systématise ce qui deviendra un des principaux champs d'investigations du Surréalisme. Ainsi la rencontre "inopinée" dans le quartier des Halles, un 29 mai 1934, avec une femme "scandaleusement belle", celle-là même qu'il avait décrite dans un poème daté de juin 1933, "Le Tournesol", et qui apparaît comme un récit anticipé de l'aventure, le confirme dans l'hypothèse déjà exprimée dans Nadja que la vie demande "à être déchiffrée comme un cryptogramme", qu'il existe une continuité des événements du monde, que la frontière entre subjectif et objectif exige d'être abolie, donc que le hasard n'est plus "que la rencontre d'une causalité externe et d'une causalité interne, forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l'inconscient humain."

Dès lors, sa conception du "hasard objectif" ne variera plus, et lorsqu'il la reprendra dans Arcane 17, ce sera moins pour l'infléchir que pour la préciser. Employée dans le jeu du "Cadavre exquis", cette mystique des rencontres ne prospectera plus uniquement dans le domaine des êtres mais débordera sur celui des objets et des choses, dans la "trouvaille", ce "merveilleux précipité du désir". Une enquête, publiée dans Minotaure (n°3-4), et dont les deux questions étaient "Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ?" et "Jusqu'à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l'impression du fortuit ? du nécessaire ?" recevra cent quarante réponses."


Gérard de Cortanze

28/08/2017

Pierre Alechinsky, opus 3

Alechinsky fit le chemin inverse de celui de Dotremont. Son itinéraire artistique le conduisit de Cobra au surréalisme, dont il se sentait proche à bien des égards. En 1965, André Breton l’invite à participer à la Xe Exposition internationale du surréalisme. « L’Ecart absolu », avec Roberto Matta, Marcel Duchamp, Toyen, Enrico Baj, Wifredo Lam… C’est l’une des qualités d’Alechinsky de ne pas se complaire dans des positionnements « sectaires ». Il exposera donc son célèbre Central Park aux côtés des surréalistes dont Cobra s’était pourtant fortement démarqué.
Mais Alechinsky n’a pas bu qu’aux fontaines du surréalisme et de Cobra, il est également le complice de beaucoup de grands auteurs de notre temps, il participe à l’élaboration de nombreux ouvrages de bibliophilie avec notamment Yves Bonnefoy, Michel Butor, Jean Tardieu, Ionesco, Gérard Macé, Cioran, Pierre Michon ou encore Salah Stétié. Il illustre aussi des livres d’Apollinaire, Cendrars, Jarry et Balzac.
En 1967, il publie chez Losfeld Le Test du titre, 6 planches et 61 titreurs d’élite, rappelant les jeux surréalistes auxquels participaient en leur temps les membres du groupe réunis autour d’André Breton : à partir de six eaux-fortes d’Alechinsky, plusieurs artistes proposent des titres confrontant ainsi des interprétations fort différentes. Par exemple, une même image peut être nommée « Es-tu là ? » par Wifredo Lam, « L’Horreur du vide » par Philippe Soupault, « Placards pour un dragon écolier » par Alain Jouffroy et « We are Capitalists » par Walasse Ting ! Alechinsky s’est beaucoup interrogé sur les relations qu’entretiennent le tableau et son titre :

« Voir à distance, ou de près (c’est selon), offrir à une image muette un prénom, une citation, une phrase, une information, une rétention, une ironie, une tirade, un hommage, un poème ou une gifle, le titreur connaît le travail. Mais le langage dépasse la pensée, se tient en retrait, joue en dessous, s’adapte sur les côtés, tombe de haut si rarement juste sur les choses, qu’il y a peu de raisons pour qu’une image neuve se love sans avatars dans des mots qui ont déjà servi à tous. Le titre est une greffe, un nœud dans un mouchoir psychologique pour ne pas oublier de penser à… »

Cette « greffe », ce « nœud dans un mouchoir » n’exclut ni l’humour, ni le jeu de mots, on pense par exemple aux œuvres intitulées Le Complexe du sphinx (1967), Mon mari sans gain (1980), On est prié de garder les siens en liesse (1999)…
Lorsqu’on observe les toiles peintes au cours des années 1980, telles que De toutes parts (1982), Bourrasque (1983) ou La Mer Noire (1988-1990), on est frappé de voir combien l’encre et l’acrylique forment à la fois un contraste saisissant et une unité forte. Au centre du tableau, la nuit de l’encre, immobile, ténébreuse, aspire dangereusement le regard tandis que tout autour circulent les couleurs, créant un flux ininterrompu de lumière. La clarté, extirpée d’un chaos d’encre et de nuit, apparaît comme une aube apaisante, salvatrice, nous libérant aussitôt des gouffres dans lesquels nous sommes toujours si prompts à tomber. Ces œuvres inquiètent et apaisent tout à la fois, en un incessant mouvement de retour.
Alechinsky travaille également à partir de supports pour le moins insolites. En 1981, il expose à Paris, Galerie Maeght, des encres « sur cartes de navigation », puis en 1984 à l’abbaye de Sénanque, des encres « sur cartes de navigation aérienne ». C’est dire si les vieilles cartes s’avèrent propices à la « rêverie de l’encrier et du pinceau » :
« Observé à l’altitude de mes yeux, aucun rectangle de vélin vierge ne m’inclinera davantage à débusquer l’image – l’oniromancie ? – comme une carte déployée sur ma table basse. Leurs bordures, l’inconnu issu des lèvres d’une montagne, le mystère des taches que sont les grandes agglomérations sur la peau des pays s’y tiennent à découvert. A pied d’œuvre. »
Enfin, Pierre Alechinsky fut l’un des premiers à s’intéresser aux logogrammes de Christian Dotremont, tracés à l’encre de Chine, dont il donne une excellente définition : « Manuscrit de premier jet où contenu et contenant – imagination verbale, mais imagination graphique aussi – s’entr’inventent, allant à une aventure littéraire et plastique quasi indissociable. » Il organise en 1972 la première exposition des logogrammes de Christian Dotremont à la Galerie de France, puis l’exposition « Dotremont, peintre de l’écriture » au centre Wallonie-Bruxelles dix ans plus tard. Alechinsky aime « lire un tableau comme un graphologue regarde une écriture », d’où son engouement pour le travail de Christian Dotremont, qui se propose d’ « écrire les mots comme ils bougent ». Christian Dotremont et Pierre Alechinsky échangeront près de 500 lettres jusqu’à la disparition de Dotremont en 1979. On doit à Pierre Alechinsky d’avoir perpétué la mémoire de son ami en publiant chez Galilée des brouillons inédits de textes laissés en suspens intitulés Dotremont et Cobra-forêt, qui retracent les grandes lignes de l’aventure de Cobra.

 

Jean-Christophe Ribeyre

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Yellow the sun shine, Daniel Martinez

 

 

 

 

 

27/08/2017

Pierre Alechinsky, opus 2

En 1954, un tournant s’opère dans son travail. La découverte des peintures à l’encre de Walasse Ting est une véritable révolution. Sa façon d’aborder la peinture va prendre un tour nouveau. Walasse Ting lui révèle la manière chinoise de peindre : le papier est posé au sol, le mouvement du bras est différent, ce qui induit un autre rythme, la main tenant le pinceau se trouve comme équilibrée, contrebalancée par la main tenant le pot d’encre. C’est tout le corps qui peint, qui participe à l’élaboration du tableau.
« En octobre 1954, j’observe à Paris Walasse Ting, dans sa piaule du quartier chinois, passage Raguinot : il est accroupi devant son papier. Je suis les mouvements du pinceau, la vitesse. Très important les variations de la vitesse d’un trait, accélération, freinage. Immobilisation. La tache inamovible légère, la tache inamovible lourde. Les blancs, tous les gris, le noir. Lenteur et fulgurance. Ting hésite, puis tout à trac la solution, la chute du chat sur ses pattes. Dernière figure gracieuse au-delà du papier. »

En 1955, Alechinsky séjourne plusieurs mois au Japon où il s’initie aux techniques de la calligraphie. Il y tourne un film, intitulé Calligraphie japonaise, avec l’aide du cameraman Francis Haar. Ce film obtiendra un vrai succès, la musique est composée par André Souris, ancien membre du groupe surréaliste bruxellois, et le commentaire lu par Roger Blin est rédigé par Christian Dotremont. C’est à cette époque qu’Alechinsky va progressivement abandonner l’huile pour travailler à l’encre et à l’acrylique, comme l’explique Michel Draguet dans un très beau livre intitulé Alechinsky de A à Y, publié chez Gallimard :

« L’acrylique se révèle plus souple que la peinture. Sans s’interdire les matités d’une pâte, elle réagit à l’instar de l’aquarelle et magnifie davantage le timbre du pinceau. Par son séchage rapide et par sa fluidité, elle offre une solution de continuité entre dessin et peinture. »

En faisant dialoguer l’encre et la peinture acrylique, Pierre Alechinsky est passé maître dans l’art de ce qu’il nomme les « remarques marginales », c’est-à-dire l’art de dessiner à l’encre les bordures d’un tableau. Dans Central Park (1965), l’une de ses œuvres majeures, le cadre noir et blanc (encre) se transforme même en une sorte de récit se déroulant à la périphérie du tableau coloré (acrylique). Ces « remarques marginales » évoquent d’une certaine manière la bande dessinée dans la mesure où les prémices d’une histoire semblent s’écrire sous nos yeux. La bordure du tableau propose un contraste entre d’une part le noir et blanc et la couleur, et d’autre part la mobilité du « récit » et la fixité du centre. « L’enchâssement des « remarques marginales » et de prédelles induit un processus temporel au terme duquel le tableau vibrera de rythmes multiples. Par cette tentation de faire de la peinture, après une bande dessinée, un cinéma de papier. A la réalité traditionnelle de l’art du dessin en répond une nouvelle, centrée sur le découpage narratif et sur le montage suggestif » écrit Michel Draguet. Quelques années plus tard, Alechinsky inversera le procédé, il encadrera ses encres par des bordures colorées, comme dans La Mer Noire (1988-1990), œuvre magnifique dédiée à la mémoire de son père.


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Jean-Christophe Ribeyre