14/03/2017
Fernando Botero : La lectrice
Fernando Botero, La carta, huile sur toile, 1976
Les femmes peintes par Fernando Botero n’ont pas de poids. Aériennes comme les angelots joufflus qu’on voit partout voler au ciel de la peinture des églises, elles sont enveloppées d’une peau impeccablement lisse et tendue, semblable à la baudruche des ballons que les commerçants offrent aux enfants, et qui grince quand on la frotte. Ne dirait-on pas qu’on leur a insufflé de l’hélium pour les faire enfler le plus possible en s’arrêtant juste à temps pour qu’elles ne courent pas le risque d’éclater ? On songe, hélas, à Bibendum, lui aussi boursouflé, mais à plus juste titre, puisqu’il est pneumatique.
Derrière cette pellicule rose tendre, on a peine à imaginer de la graisse et même des os, de la chair, des veines, du sang, toute l’infinie variété des tissus et des humeurs qui contribuent à lester un vrai corps et à lui donner sa densité. Une piqûre d’épingle suffirait, à elle seule, pour qu’elles se dégonflent – à supposer qu’on ait cette cruauté – et qu’il ne reste plus d’elles qu’un petit tas de peau chiffonnée, pareille à une combinaison de satin ôtée avec impatience et abandonnée là, sur le parquet d’une chambre. Par quel miracle restent-elles fixées au sol ? Elles devraient s’élever vers le ciel en filant, comme des montgolfières, pour rejoindre les nuages dont elles ne se distingueraient guère au moment du coucher du soleil, lorsque celui-ci, prenant ces derniers par en dessous, rosit leur ventre. Pas n’importe quels nuages, mais parmi leurs dix variétés, les cumulus, et pour être tout à fait précis, les mammato-cumulus, qui ont forme de mamelles.
L’obésité monstrueuse de ces jeunes femmes ne suscite pourtant aucune répulsion, non seulement parce que leur peau, parfaitement polie et souple comme une soie, dépourvue de ces accrocs qui attesteraient son caractère de substance vivante, serait susceptible de servir de réclame à des crèmes dermatologiques, mais parce que leurs traits, noyés au milieu de cette masse charnelle, prend une délicatesse et une distinction extrêmes. Ainsi, le visage de la lectrice du tableau intitulé La Lettre est-il très finement délinéamenté : les lèvres, le nez, les oreilles ressemblent à de gracieux bijoux, et sa poitrine, menue, conserve un aspect enfantin.
Allongée en travers du lit, elle soutient sa tête d’une main, tandis que l’autre laisse pendre les feuillets d’une lettre. La lectrice est nue. Et c’est, plus que son embonpoint, ce qui étonne : a-t-on jamais vu, dans toute l’histoire de la peinture, une femme lisant une lettre en simple appareil ? La chaleur tropicale de la Colombie où nous sommes suffit sans doute à expliquer cette bizarrerie, encore qu’on ne décèle nulle trace de transpiration exsudant de ce corps potelé. Elle a néanmoins, pour se rafraîchir, découpé une orange en quelques quartiers étalés sur le lit, qu’elle n’a pas entamés. Le spectateur, cédant à la pression de la rêverie, en vient à confondre cette femme infiniment close et cette orange offerte, à la pulpe si savoureuse que volontiers il goûterait.
Au vrai, la jeune femme ne donne pas tout à fait l’impression d’être nue. Ornée d’un bracelet bleu très simple et d’une perle de même couleur à l’oreille, elle a passé un long temps à sa coiffeuse pour composer son image et parce qu’il lui faut dompter la crinière de son opulente chevelure rousse qui descend en cascade, par petites vagues très serrées, sur ses épaules et sans doute plus bas, – jusqu’à ses reins. Un bouquet jaune et rouge, fiché dans sa coiffure, y met une note champêtre. Ses mains, manucurées avec soin, montrent des ongles taillés en amande. La chambre elle-même est apprêtée et ressemble à celles qu’on expose pour la clientèle dans un grand magasin.
Elle attendait son amant. Mais ce dernier vient de lui faire parvenir cette missive, dont on ne saura jamais ce qu’elle contient. Lettre d’adieu ? Bien des éléments inclinent à le supposer : l’orange délaissée ; la main supportant la tête dans la pose de la Mélancolie ; les yeux bleus, pareils à ceux d’un baigneur en celluloïd, perdus dans le vague d’une songerie ; le visage perplexe et renfrogné donnant à penser qu’elle rumine une vengeance. Cependant qui pourrait l’assurer ? Peut-être est-ce la lettre d’un frère exilé depuis de longs mois dans un pays exotique situé quelque part en Europe et au nom difficilement prononçable, à moins que ce ne soit celle du peintre, Botero lui-même, qui a jugé utile, avant la séance de pose, de rédiger des instructions pour son modèle, car c’est bien son modèle : « N’oublie pas, chère Calixta, quand tu viendras mercredi à l’atelier, de te teindre soigneusement les ongles en couleur sang – un sang fluide : vermillon sur le point de virer au carmin –, après les avoir polis et taillés, de porter ton bracelet et tes boucles d’oreilles bleues, d’orner tes cheveux d’un frais bouquet de fleurs jaunes et rouges, peu importe lesquelles. » Et ainsi de suite.
Le peintre souhaitait représenter, en une seule figure de femme, une allégorie de la volupté, de la gourmandise et de la paresse, ces péchés capitaux. Une fois nue, afin de s’assurer qu’elle respectait bien toutes ses recommandations minutieuses, Calixta a retiré la lettre de son sac à main, s’est allongée sur le lit et, alors qu’elle s’apprêtait à se glisser sous la couverture rouge, l’artiste a eu soudain l’idée de son tableau. C’est une lectrice qu’il veut peindre, non pas celle qui vient de l’interrompre et qui laisse cheminer en elle les phrases qu’elle a parcourues, et elles sont passées par ses yeux, et elles sont arrivées jusqu’à son cœur, et elles l’étreignent, puisqu’on voit maintenant, sur son visage et dans toute son attitude, leurs séquelles.
Le modèle n’a guère eu d’efforts à fournir pour répondre aux exigences du peintre. Quel ennui, ces séances de pose ! Elle aimerait pouvoir parler, rire et bouger. Elle aimerait que l’artiste, ne serait-ce qu’une seule fois, la regarde, elle, Calixta. Mais le peintre est aveugle. Rien d’autre à faire pour se distraire, ainsi prisonnière de la pose, que de rêvasser, ce qui lui donne ce regard étrange, perdu, celui de tout lecteur surpris dans son intimité, et qui lève un visage nu aux yeux encore tournés vers l’intérieur pour répondre, un peu hagard, à côté à la question qu’on vient de lui poser. Toute massive qu’elle soit, Calixta n’est pas là, elle est ailleurs, dans les nuages, au milieu des mammato-cumulus.
Gérard Farasse
Extrait de Collection particulière, Bazas, éditions Le Temps qu'il fait, 2010 (p. 91-95).
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