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13/03/2017

Jules Leclercq (1894-1966)

Jules Leclercq, artiste singulier

Le pioupiou au visage avenant porte la tenue des fantassins de la Grande Guerre : un képi rouge, une veste bleue à brandebourgs et un pantalon garance. Il vient d'aborder une femme au chapeau très fleuri dans un jardin public. Ils conversent. Puis ils s'assoient tous deux sur un banc. Il lui prend la main, se rapproche d'elle. Des oiseaux chantent. Bon présage : le premier qui paraît est l'oiseau bleu des contes de fée. Les arbres portent toute une profusion de fleurs multicolores qui évoque un feu d'artifice un soir de 14 juillet. Ils échangent à présent des baisers. Lui conserve toujours la même tenue militaire tandis qu'elle change sans cesse de robes et de chapeaux. Ils sont maintenant nus, étroitement accolés. Rien ne distingue l'homme de la femme si ce n'est que celle-ci se tient toujours à sa gauche et que sa chevelure est un peu plus abondante. Ils sont au paradis, comme le premier homme et la première femme. Le jardin public est ce paradis. Entre les arbres dont les branches se recourbent en arceaux pour les protéger, une mer violette s'est ouverte, où vogue un voilier. Un baigneur, aussi grand que le bateau, nage vers le large. La dernière vignette montre le couple allongé côte à côte, nu. Ils viennent de se baigner l'un dans l'autre.

Le maladroit travail de l'artiste émeut. Certains oiseaux, à la silhouette seulement esquissée, attendent encore qu'on vienne leur broder un plumage : ils attendront toujours. Quelques brins de laine s'échappent du dessin, négligences ou accrocs. La tapisserie rappelle, par ses personnages et par ses tons bleus et rouges, l'imagerie d'Epinal. Elle comprend dix images du couple, distribuées en trois frises superposées comme dans les planches de bandes dessinées : ils sont debout, assis, couché ; habillés, puis nus. Ce qui est merveilleux, c'est moins l'oubli total par les amants de ce qui n'est pas eux, au point qu'ils font l'amour dans un jardin public, moins l'apparition, comme par enchantement, entre les parterres, d'une vaste mer violette, que la rapidité de la scène. En deux temps trois mouvements, toute une histoire est condensée, de la rencontre à l'union des corps, du désir à sa réalisation, sans aucun délai, comme chose semblable ne peut se produire que dans les rêves.

Et, en effet, c'est un rêve. L'auteur de la tapisserie s'appelle Jules Leclercq. C'est un fou. Il a été enfermé à l'hôpital psychiatrique d'Armentières le 8 mars 1940 à l'âge de quarante-six ans. Il n'en sortira, après une brève escapade que permet l'invasion allemande, qu'à sa mort, le 28 février 1966. Il a orné d'enluminures et d'annotations le mystérieux livre de Maurice Maeterlinck Le Grand Secret (1921), ce qui explique peut-être "l'oiseau bleu" de sa tapisserie puisque ce dernier est également l'auteur d'une pièce féérique qui porte ce titre. Puis il se met à coudre et à broder. Il dissimule son travail. C'est un homme secret, aimant rester à l'écart, silencieux. Comme il est affecté, entre autres, au tri du linge, il récupère toutes sortes d'étoffes : draps, chaussons, serviettes, serpillières. Il détricote les pulls bleu pâle de l'uniforme des malades, si bien que cette couleur est très présente dans ses tapisseries, et se sert des camisoles pour constituer ses fonds. Il crée avec de la souffrance. Lui, si violent et si fruste, toujours prêt à sortir son couteau, s'est adonné à ce mystérieux et paisible travail de femme, éternel travail de patience. Il y consacrait ses après-midi, assis sur son lit, dans le dortoir du deuxième étage du pavillon où il était interné. Est-ce que le temps compte encore en ces lieux ? On ne s'est guère soucié de ses tapisseries. On s'en est servi pour recouvrir les pommes de terre durant l'hiver afin d'éviter qu'elles ne gèlent ou pour empêcher la formation de givre sur les vitres des voitures des médecins. On doit beaucoup d'entre elles au docteur Jacqueline Serret-Defrance, à qui Jules Leclercq les offrit. Elles étaient contenues dans deux valises bourrées à craquer. Il lui dit seulement en les lui apportant : "C'est pour vous. Je vous donne le feu..."

L'une des tapisseries représente deux scènes de solitude, intitulées Capitaine Némo et Robinson Crusoé. Il a brodé aussi beaucoup de militaires tels qu'ils étaient vêtus dans sa jeunesse. Lui-même portait une casquette, dont il ne se départissait jamais, pur "chef-d"oeuvre", selon le docteur Claude Nepstor, brodé de "toute sorte de fils colorés", et ornée de l'inscription magique "Mort à Benoît" – c'était son ennemi – et d'un écusson représentant un éclair. Il avait, croyait-il, à se défendre. Il organisait sa résistance. En représentant aussi des fleurs, des scènes religieuses ou des nus. Qui se rendait compte alors qu'il ouvrait, dans cet hôpital de briques semblable à une caserne, une chambre secrète, où lui seul pouvait entrer ? Il n'aurait pas aimé, on le suppose, que n'importe qui puisse y pénétrer et qu'on expose ces oeuvres de survie à tous les yeux.

                                                                    Gérard Farasse 

Extrait de Collection particulière, Bazas, éditions Le Temps qu'il fait, 2010 (p. 11-14).  

12:49 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)

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