241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

11/03/2017

Clovis Trouille (1889-1975)

Clovis Trouille et la sirène

La sirène, torse nu, comme se doivent de se présenter toutes les sirènes, est moulée dans une jupe d'écailles pailletée dégageant la taille et la naissance d'un ventre enfantinement bombé, qui, vers le bas, cède la place à une chair lisse, caoutchouteuse, un peu répugnante, semblable à celle des limaces, s'épanouissant en une puissante nageoire capable de lui permettre de gagner le large ou le fond des mers avec vélocité – toute cette part animale occupant au moins les deux tiers de son corps et se reployant jusqu'à toucher ses épaules afin d'équilibrer son buste. Cette dernière phrase est bien trop longue et bien trop sinueuse, je le sais, mais la sirène l'est également, dont la silhouette, vue de profil, dessine une sorte d'urne qu'on verrait en coupe, ou de cruche.

Face à elle, proche à la toucher, est assis Clovis Trouille, protégé d'une blouse blanche immaculée qu'il lui suffira d'ôter pour apparaître en costume, gilet et cravate et rentrer ainsi dans le cours ordinaire de la vie où l'occasion de rencontrer des sirènes se fait fort rare. Le vitrage de l'atelier – celui de Pierre Imans – diffuse une lumière d'aquarium. Clovis Trouille se hausse du col et pince, entre le pouce et l'index, un mince pinceau qu'il tient horizontalement, le petit doigt appuyé sur la pommette de la figure de cire : il lui dessine l'arc d'un sourcil en prenant garde à ne pas lui faire pénétrer son instrument dans l’œil, mais son geste est sûr et il porte lunettes. La queue de la sirène réveille dans l'esprit du spectateur l'étymologie du mot pinceau, "penicillus", qui signifie petite queue, mais il chasse aussitôt cette mauvaise pensée. L'opération, aussi délicate qu'une épilation, exige toute l'application du peintre : on ne s'étonnerait pas de le voir tirer la langue à la façon des enfants absorbés. La sirène, agenouillée entre ses jambes, comme en prière, se prête avec grâce à ses travaux d'embellissement et même abuse de tous ses charmes, avançant vers lui sa poitrine menue et sa chevelure brune. Mais il ne se penche pas vers elle, et reste impassible, réservé, gardant le buste bien droit, comme s'il ne devait, surtout pas, céder à la tentation.

Elle est affligée, à vrai dire, d'un défaut : c'est une sirène manchote. C'est peut-être beaucoup d'être privé de mains quand on n'a pas non plus de jambes, ni de sexe, d'autant plus que c'est à ce dernier endroit, selon Clovis Trouille, qu'on peut rencontrer Dieu. Angelus Silesius, pour sa part, pense plus sagement sans doute qu'il réside dans le vert des prés. Celui qui regarde la photo ne s'aperçoit pas tout de suite de cette amputation car la main du peintre prend la place exacte de celle de la sirène. Son attention est plutôt attirée par la chaussure bien cirée de Clovis Trouille que signale une goutte de lumière, et qui paraît disproportionnée, presque ironique à l'égard de la sirène qui ne peut pas porter de hauts talons et doit en souffrir. Personne n'aura jamais le cœur battant en entendant, avant même qu'elle n'apparaisse, la musique, si charmante de son trottinement. Dans le fond de l'atelier, travaille un autre retoucheur, la tête surmontée du panache de la queue du monstre, en train de dorer les ongles des mains coupées de la sirène et qui collera celles-ci aux frêles poignets de la reine de cire. Enfin complète, si l'on peut dire, elle sera prête à exercer sa mortelle séduction en promettant à tout venant ce qu'elle est bien incapable d'accorder.

Le lundi 9 mars 1931, du Regina Hôtel d'Avignon, André Breton demande à Clovis Trouille de lui procurer un catalogue de cire. "Je suis, écrit-il, à la recherche d'un objet que je puisse mettre dans mon atelier [...]. Un buste de femme, à condition que cette femme soit très belle, à condition que le buste ne fasse pas trop "coiffeur" (mais voilà, cela existe-t-il ?), me tenterait plus que toute autre chose." Et il ajoute aussitôt : "Est-il possible d'exécuter le buste d'une personne vivante à un prix qui ne soit pas absolument prohibitif ?" On ignore quelle femme il a souhaité ainsi figer dans la cire et placer au sommet du meuble en escalier de son atelier.    
  

                                                                   Gérard Farasse 

Extrait de Collection particulière, Bazas, éditions Le Temps qu'il fait, 2010 (p. 24-26).  

20:41 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)

Les commentaires sont fermés.