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10/01/2016

Alberto Moravia opus 3

                                         Thanatos


Jean-Noël Schifano :
Du sexe à la mort, il n'y a qu'un pas. Il vous arrive de faire un rêve récurrent : vous êtes dans un grand hôtel en Amérique, et vous n'avez plus d'argent, et vous dites que c'est votre rêve de mort...

Alberto Moravia : Parce que je ne peux plus rentrer en Italie. Je ne peux pas payer ma note d'hôtel ni mon billet de retour. Je suis prisonnier, mais pas si triste que ça dans le rêve. Je trouve que c'est absurde, parce que j'aurais dû partir avant : j'ai gâché toutes mes journées à ne rien faire, j'ai gaspillé mon temps... Je pense que ce doit être la mort, parce que c'est un rêve qui revient et, au fond, n'est-ce pas, on ne revient pas de la mort, voilà tout.

J-N. S. : A votre mort, vous y pensez ?

A. M. : Je n'y pense jamais. Voyez-vous, je pense que nous vivons à une époque où il y a cinq milliards de personnes et on meurt à quatre-vingt dix ans. Les rapports entre la mort et la littérature se sont cassés. Ils existaient lorsque le monde avait peut-être cent millions de personnes et qu'on vivait jusqu'à vingt-cinq ans ! (Rires.)
Nous sommes trop nombreux et en même temps nous vivons trop longtemps. Alors la mort n'est plus un thème littéraire. Je ne trouve pas qu'il y ait beaucoup de livres dans la littérature moderne qui s'occupent de la mort ; tandis que tous les livres du Moyen Age donnent une large place à la mort.  

J-N. S. : Au printemps 1968, vous avez écrit : "Je n'ai jamais versé une seule larme devant les crucifix d'Occident. La souffrance, la douleur, la mort, ne m'émeuvent pas. Mais l'intelligence, si. Devant le Bouddha de Gwangju, j'ai eu les larmes aux yeux... devant le sourire désespéré de l'esprit." C'est étonnant de la part d'un Latin ; c'est beau ; est-ce bien vrai ?

A. M. : Oui, c'est vrai. C'est absolument juste, en somme, c'est arrivé. J'étais en Corée et j'ai vu ce Bouddha extrêmement émouvant, justement parce que extrêmement intelligent. La souffrance, vous savez, la souffrance, ça touche aux nerfs : si vous avez un système nerveux comme les poissons, vous ne souffrez pas du tout !

J-N. S. : Vous êtes un Sagittaire, pourtant ! Revenons donc au feu et aux passions de l'Occident ! Y a-t-il, en Italie, un événement politique des années ou des siècles passés que vous aimeriez fêter ? 

A. M. : Moi, j'aimerais toujours fêter la Libération. C'est une chose importante, qui rattache l'Italie à l'Europe, en ce sens que l'Europe a fait un effort épouvantable pour se libérer du nazisme : elle en est encore fatiguée, mais, quand même, elle a réussi à se libérer ; nous aussi, en Italie, nous nous sommes libérés du fascisme.

J-N. S. : En 1933 - vous en souvenez-vous ? - la police fasciste vous interpelle à Rome parce que vous refaites votre noeud de cravate devant une vitrine de la place Venezia !

A. M. : (Rires.) Oui, c'est vrai !...

J-N. S. : C'est depuis cette période que vous donnez tant d'importance au choix de vos cravates !...

A. M. : Non, mais on pouvait être arrêté pour ça ! J'ai, en effet, un grand plaisir à choisir des cravates colorées. Nous nous habillons plutôt à l'anglaise, sans couleurs très décidées : la cravate est le seul de nos vêtements qui lance un message à travers la couleur. La cravate doit avoir des couleurs vives, sinon autant vaut ne pas en porter : si elle est grise, ça veut dire que vous ne voulez pas communiquer avec le reste de l'humanité ! La cravate est un message.

                                                                                            Fin de l'entretien

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