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04/02/2015

La fille du boulanger

Elle avait une petite voiture, une Fiat Panda blanche encore immatriculée dans l'Allier, et conduisait le mercredi après-midi ses deux nièces aînées, les jumelles, à la piscine couverte de Riom. On savait qu'elle nageait elle-même, non sans plaisir, confirmant par là combien elle n'était pas du pays. La rencontre eut lieu au retour de la piscine, un mercredi d'octobre, plus de deux ans après l'arrivée de Nadine au village.

Elle le connaissait vaguement, elle avait servi son père au magasin et elle écoutait ce que les gens disaient sur les autres mais ne le retenait pas, elle n'avait dans sa placidité qu'un intérêt très limité pour les familles, leurs intrications, ramifications, imbrications et enchevêtrements subtils. Il était posé, mains pendantes, sur la barre de relevage de son tracteur en panne dont le poitrail désossé crachait une fumée noire de mauvais augure. Elle s'arrêta, proposa de le reconduire, il accepta et fut embarqué, pris.

Les fillettes chahutaient à l'arrière. Il était auprès de cette chair de femme, rose et blanche, abondante, il voyait les cuisses larges de Nadine moulées dans un caleçon de coton épais noir légèrement luisant, l'habitacle sentait le chaud humide et le chlore, il eût voulu n'en plus jamais sortir et rester là, pour toujours, engoncé, calé, assis à la droite de cette femme qui conduisait les voitures, il aurait respiré des odeurs, il aurait attendu la becquée, il aurait eu les mains pleines. Il fallut s'extraire, cependant, de la Panda et rentrer dans le monde. Mais quelque chose était changé. Résolu, le cheveu propre, rasé de frais, il se présenta au magasin dès le lendemain, et tous les jours, d'abord sous le prétexte d'achats qui ne laissèrent pas d'étonner le père, ensuite sans plus de prétexte, à la seule fin d'être auprès de Nadine qui semblait goûter sa compagnie.

On le sut, on jasa très vite, ils furent vus, avec l'enfant, à Murat, petite ville nantie de commerces que Nadine affectionnait. Ils furent aussi vus sans l'enfant, on les croisa sur les routes, dans la Fiat lancée à fond. C'était novembre, on allait vers l'hiver, la voiture garée dans quelque chemin écarté abrita leurs étreintes. C'est ce qu'on supputa, la saison n'étant pas propice aux exercices de plein air. On s'accorda à penser qu'ils s'arrangeaient entre eux et qu'ils avaient bien raison, étant l'un et l'autre libres de leur personne et passablement esseulés. On ne vit pas venir la fin, elle fut radicale.

Sans doute, tôt lassée de ce quadragénaire ahurissant, Nadine l'avait-elle éconduit. Il surgit un mardi matin peu avant l'ouverture, chevauchant son tracteur, qu'il jeta, ayant pris tout l'élan nécessaire, contre la Panda garée du côté du fourgon des tournées de la boulangerie devant la vitrine du magasin. La voiture fut écrasée, la vitrine enfoncée, les étalages pulvérisés, et trois hommes vigoureux, dont le boulanger abasourdi, eurent le plus grand mal, tandis que dans l'arrière-boutique on appelait gendarmes et médecin, à l'extraire du capharnaüm, vociférant, éructant, écumant, débraillé, le visage et les mains ensanglantés, perdu, éperdu, les yeux fous.

                                                                           Marie-Hélène Lafon

17:00 Publié dans Contes | Lien permanent | Commentaires (0)

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