29/06/2015
Tout compte fait - II
Ce temps, nous allons le redescendre, vous et moi, jusqu'aux premiers souffles des années soixante. Dans la ville blanche d'Albert Camus, dont je n'ai, par la faute d'une santé précaire et contraint de regagner quelque temps la métropole, gardé aucun souvenir.
On a tiré les barques loin sur la plage. Le vent de sable s'est levé, la chair piquée jusqu'aux sangs, à en fermer les yeux. De là, l'île s'enfonce dans la mer, dirait-on. Seules les pierres résistent à l'ivresse du vent.
Pourquoi retourne-t-on, immanquablement, vers la source, le tout début de la grande aventure ? Rapatrié sanitaire, j'avais retrouvé vie dans les Côtes du Nord, aidé en cela par mes grands-parents, durant mes deux premières années. Puis ce fut la Tunisie, où quinze années de ma vie ont passé. D'abord, dans ce village berbère, où l'on parle moins fort à présent que les années se font lointaines.
Lovée dans sa demeure - elle est fille d'un pêcheur d'éponges grec dont le nom est Catzaras - une lampe à huile brûle de jour comme de nuit éclairant une icône, un visage doux au triste sourire. Dans la cour, la gorge profonde d'un puits, et sa fraîcheur de cave quand, juste après avoir découvert son silence de tombe, le seau frappe l'eau.
Rien ne me chante plus que cette petite flamme grésillant dans la parfaite quiétude de la villa, sur la route principale qui menait au port où d'antiques mahonnes paressaient là, non loin de plus modernes bateaux. Mais le vent est brusquement tombé, écoute !
L'île avait encore grandi - ou bien, avais-je, depuis les commencements, mal estimé ses dimensions réelles ? Un bruit de moteur le long d'une piste qui court à l'ouest de l'île, un moteur de barque qui finissait par se fondre parmi les murmures du vent, le souffle de la mer, éternelle. Le soleil extirpé du fond d'un ciel intense.
Les pensées ne durent pas, les unes après les autres elles s'effacent. Seul reste le corps, en majesté. Les souvenirs, eux, demeurent, rien ne semble pouvoir les égarer, ou presque. Ils nous reviennent, à l'improviste : quoi donc force les portes du préconscient pour que d'un coup s'anime ce qui jusqu'alors restait tapi dans l'ombre ?...
On se parle à voix basse, on se chuchote une histoire, la nôtre ; on reconstruit, à partir d'éléments réels, des pans entiers d'un paysage intérieur qui aurait pu disparaître à jamais. Cette lumière infuse des deux jarres au seuil de la grande terrasse, cette extraordinaire sensation de fraîcheur - passé les quatre marches du perron - qui accueillait le visiteur, L'Afrique fantôme. Cette odeur indéfinissable de la pierre quand elle se gorge de l'esprit de l'eau.
Nous avons échangé tout à l'heure avec Hélène, qui est devenue cinéaste. Depuis un café sis à quelques pas de la grande bleue, le crépuscule flambe puis roussit doucement. L'eau couvre les rochers, d'où nous guettions, il y a peu encore, la progressive montée de la nuit. Donner à voir le monde qui nous fuit, quelque part, le capter enfin, sur pellicule, pour mieux deviner l'avenir qui nous attend.
A l'arrière-plan, s'étirent les feuilles longues d'eucalyptus géants qui pourraient bien être, brillantes et troubles et mouvantes comme étoiles réfléchies sur le plat de la mer, des lambeaux d'affiches, ou feuillets couverts d'encre délavée, failles traversant les époques...
Daniel Martinez
00:45 Publié dans Journal | Lien permanent | Commentaires (0)
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