29/11/2017
"La proie s'ombre", de Gherasim Luca, éd. José Coti, 1991
André Velter, qui pour notre plus grand plaisir a participé à Diérèse, commente aujourd'hui un livre de ce poète étonnant, en mémoire :
"Être hors la loi / Voilà la question / Et l'unique voie de la quête." A cette question et à ce cheminement en forme de scrupuleuse mise à l'écart, Gherasim Luca ne s'est jamais dérobé. Né roumain en 1913, résidant à Paris plus de quarante ans avant sa tragique fin, il ne peut pourtant être présenté que comme un apatride d'expression française. Un homme de nulle part, qui parle ici une langue tout à fait sienne mais qui excède la nôtre au point de lui faire rendre gorge, de la provoquer, de la révéler. Car son pays, c'est son corps. Son identité, c'est sa voix.
Et s'il est un poète imprimé, avec onze titres au catalogue des éditions José Corti (rééditions comprises), Luca s'affirme d'abord présence, phrasé intense, silhouette noire livrée à la houle des syllabes et des sons. Mais cette houle, à l'instar de la pensée qu'il traque "vers le non-mental", ne s'apparente "ni à la tempête / dans un verre d'eau / ni au verre d'eau dans la tempête". C'est une subversion intime, un arrachement passionné, une profération amoureuse, ironique, essentielle, existentielle.
Il fallait donc voir et entendre Gherasim Luca vivre ses poèmes, comme en avril 1991 au Centre Pompidou, pour mesurer les enjeux d'une création funambule qui joue du mystère des mots en se tenant toujours instable, vertigineuse, démunie, sur le fil de la parole et du souffle. Avec La Proie s'ombre, le poète poursuit son parcours d'éveilleur de sens et de non-sens, d'aviveur de nerfs. Ce qui est à saisir échappe. La proie a mangé l'ombre, l'ombre se joue de la proie.
Gherasim Luca s'avance ainsi au bord extrême des signes et du vide, du désir et des songes, des légendes et du silence... "C'est autour de l'équateur mental / dans l'espace délimité par les tropiques / d'une tête / à l'angle de l’œil et de ce qui l'entoure / que le mythe d'une espèce de / jungle utopique surgit dans le monde". Ailleurs, il évoque, dans cet éclairage de magie sèche qui n'appartient qu'à lui, les dieux "sortis comme de l'accouplement de l'oiseau / et du rameau / et que les exilés du centre / adoreront un jour / entre les murs de leurs cités sombres...".
Unique, solitaire, farouche, voici un destructeur qui enchante, un écorcheur qui change le sang en ciel et le premier adverbe venu en promesse imprévue. Voici un grand poète, guetteur implacable des illusions, des faux-semblants, des mirages bien-pensants, et qui savait qu'aucun cahier d'écolier jamais ne retiendrait la liberté : "On ne s'inquiète et on ne lutte / que pour sauver ce qui est / et l'idée même de liberté / ne s'énonce qu'en termes d'esclave".
André Velter
20:17 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
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