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30/07/2016

Un poème de Lokenath Bhattacharya

Depuis que j'ai posé ma main sur toi, depuis l'instant où je l'ai fait, que peux-tu devenir d'autre que l'aimée, l'infini - parcours comme celui de la rivière, vers la confluence ?

"Je serai le néant, le futile, un tas de feuilles mortes dans la forêt de l'hiver", le dirais-tu ?

Les bracelets cliquettent, tintent les anneaux de cheville, le temps s'écoule dans leur son, s'écoule. Les rivages résonnent des vagues impétueuses de la mer. Il y avait un lieu où aller, où j'ai pu, je n'ai pu aller - mais où je peux aller encore. La fin est là, avant même le commencement, des mots se noient dans le silence, des lueurs dans l'obscur.

Ceux qui viennent telles des ombres dans cette brume, leurs visages flottent dans le vent - maintenant, juste là, puis s'évanouissent. Soudain : le coin d'un oeil, ou bien le nez, ou la fatigue de leurs pieds.

Les veines scandent un chant d'abandon, une ascète est assise dans le crématorium.

O esprit inondé, passionné, écarte ces déchets, jette-les de côté ! Ouvre grande la porte ! Juste derrière le seuil, frères et soeurs se tiennent dans l'attente. Amis, parents sont arrivés d'un peu partout, ferveur tatouée aux mâchoires, au menton. Et eux aussi restent debout : soleil, lune, étoile, lotus en fleur du lac himalayen - où tu n'es pas allé.

Depuis que j'ai posé ma main sur toi, comment pourrais-tu éviter d'être l'aimée, la rivière de la confluence ?

Invitation pour tous, aujourd'hui, à entendre ce qui, non encore possédé, va être. Tous ces hymnes étouffés, alignés devant nous. Tous ces démons, ces ogres et ces déterreurs de cadavres, non encore dieux mais destinés à l'être, éclaboussant les murs de sombres et sinistres couleurs. Tous ces mots qui cassent, à peine dits - qui allaient être enfilés et d'ailleurs le seront, comme les perles d'un collier. Flûte soudain muette dans une trop vaste étendue.

Que les cloches et les cymbales aient sonné ou non, le culte était et reste prêt. Le fervent est un jeune orphelin, mal informé du rituel, incapable de lancer la prière. Le désir enveloppe encore, telle une mère, toutes les cavités du vide. Les souffles chauds du rêve saturent l'atmosphère.

Qui est venu ou est parti, qui a pris ou n'a pas pris forme ? Quel atelier est-ce donc, là, pour quelle création, pour quelle destruction ? Laissons le juge réfléchir à ces choses. A travers ces mains indignes, tout ce que je peux faire - et suis en train de faire - est de m'offrir entier, dans un abandon total.

Les vagues se jettent contre le rivage, le temps s'écoule : les bracelets cliquettent, tintent les anneaux de cheville.

J'ai posé ma main sur toi. Comment peux-tu ne pas devenir l'aimée ?

L'aimée ? Elle aussi se tient là, de l'autre côté du seuil, une parmi les chercheurs de liberté, dans la foule, auprès du soleil, de la lune, des étoiles. Vois maintenant comme s'achève abruptement ce qui pourtant ne va finir, ô esprit inondé, passionné !


                                                            Lokenath Bhattacharya
                                                    Traduit du bengali par l'auteur
                                                           et Franck-André Jamme


Lokenath Bhattacharya est né en 1927 à Bhatpara, petite ville du Bengale, au bord du Gange. A publié en bengali près de 25 volumes : poèmes en prose, essais, récits, théâtre et traductions (du français, dont Une Saison en enfer et le Discours de la méthode). Ami de Satyajit Ray, autre bengali - dont il est d'ailleurs l'un des "sous-titreurs" en français. 
Directeur du livre indien jusqu'en janvier 1986, il a été introduit en France par Henri Michaux, qui avait beaucoup d'admiration pour son travail poétique et qui lui a d'ailleurs dédié l'un de ses tout derniers livres publiés de son vivant, Fille de la montagne.

10:31 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

28/07/2016

Le poète Lokenath Battacharya (1927-2001)

"Je suis né dans une famille de brahmanes bengalis très pieux. Personne, à la maison, ne s'intéressait de près à la littérature. Mais j'ai toujours eu envie d'écrire, aussi loin que je me rappelle. Enfant, j'étais très admiratif de Tagore et puis, plus âgé, j'ai lu d'autres choses. Très peu de livres anglais, en fait. Seulement Shakespeare et T.S. Eliot, de temps en temps. Davantage de français, finalement : Rimbaud surtout et, au vingtième siècle, René Char, Saint-John Perse et Henri Michaux.
L'être qui m'a le plus marqué, c'est peut-être Buddhadeva Bose, un poète et directeur de revue de Calcutta. C'était vraiment un homme extraordinaire, une sorte de voyant. C'est lui qui m'a proposé un jour de traduire Rimbaud, en me disant qu'il avait déjà tenté l'expérience avec d'autres poètes bengalis mais que personne n'y était arrivé. Je me suis mis au travail. Buddhadeva Bose a trouvé la traduction à son goût, il l'a éditée, ç'a a été d'ailleurs mon premier livre : Une Saison en enfer. Ensuite j'en ai publié vingt-cinq autres : poèmes en prose, récits, essais, théâtre et d'autres traductions. Mais en fait je n'ai pas d'éditeur attitré en Inde, je n'ai même plus d'éditeur du tout. Je crois qu'au train où sont allées les choses, bien que très inconnu en France, j'y suis presque aussi connu que dans mon pays.

Mon travail en France, ce sont en fait des rencontres. D'abord celle d'Henri Michaux. Vous savez, à part Bose, je crois que je n'ai jamais côtoyé un homme aussi exceptionnel, d'une telle profonde compréhension. C'est étrange, la façon dont cela s'est passé. Je revenais de Belgique et j'avais quelques jours à passer à Paris. J'étais en mission officielle ; on m'avait demandé, en tant que poète indien, quel poète français je désirais rencontrer. J'ai répondu : Henri Michaux.

On m'a dit alors que c'était impossible, que l'homme était inabordable, ne voulait jamais voir personne. Je me suis résigné. Je ne sais trop pourquoi, pourtant, j'ai laissé chez Gallimard quelques pages de moi traduites en français, à son attention, ainsi que mes coordonnées de passage.

La veille de mon départ, il m'a téléphoné à l'hôtel où je me trouvais pour me dire qu'il voulait me voir. Je lui ai répondu que c'était à moi de me déranger. Il m'a dit que non, que c'était à lui, et il a raccroché. Une demi-heure plus tard il était là, dans le hall. C'est très difficile de décrire une telle rencontre. Tout ce que je puis dire, c'est que ce fut inoubliable, et que ce qui m'a alors porté est encore là. C'était en 1974, je crois. Par la suite, nous nous sommes revus assez souvent, chaque fois que je revenais à Paris.

C'est grâce à lui qu'à cette époque-là certains de mes textes ont paru en revue puis en livre : Fata Morgana, en 1976, a fait de Pages sur la chambre vraiment un beau volume. Mais pendant quelques années, ensuite, il y a eu une sorte de creux ; moi-même, je n'écrivais plus beaucoup, d'ailleurs. Ce n'est que plus tard, en 1983, que j'ai reçu un jour à Delhi la lettre d'une jeune femme, Lucie Ducel, qui avait déjà publié René Char et Henri Michaux. Elle me disait qu'elle venait de découvrir Pages sur la chambre et qu'elle tenait à éditer quelques lignes de moi. Je lui ai envoyé Des aveugles très distingués. Je crois que c'est ce minuscule volume qui a tout relancé... jusqu'à ce livre chez Granit, le Danseur de cour, qui me semble si fin en français.

Beaucoup plus qu'en bengali, je ne sais pas. Vous savez, je vois assez mal mon travail, je me demande toujours pourquoi en France, si loin de ma terre indienne, on s'intéresse autant à ce que je peux faire, à ces proses qui me viennent si vite, le matin, de façon si naturelle que j'ai l'impression de les vomir - que je relis si peu, que je ne corrige pratiquement jamais. La plupart du temps, je me sens à côté de tout, comme en réserve. La vie, vous savez, me semble si grande, si vaste. Je n'ai toujours pas compris."

                                                              Lokenath Battacharya

14:26 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

27/07/2016

"Pas revoir", de Valérie Rouzeau, éd. Le Dé Bleu, 11,43 €

La poésie, quand elle tient à la parole, est à l'évidence un médium violent, à la fois le plus exaltant et le plus dérangeant. C'est pourquoi la poésie est absente des recueils sans risques, sans ferveur, où les poèmes ne témoignent ni d'un engagement total de l'être ni d'un chant à corps perdu. C'est pourquoi la poésie s'impose par effraction.

Une rencontre aussi soudaine, qui mêle reconnaissance brutale et fragile complicité, attend ceux qui aborderont Pas revoir de Valérie Rouzeau. D'emblée, il y a ce murmure qui se prend de vitesse pour lutter contre un destin qui n'attendra pas : une fille dit l'amour d'un père qui se meurt, et cette douleur de femme conjugue tous les chagrins d'enfant.

Tu n'écoutes plus rien si je parle plus bas.
Ni tu n'entends plus rien des guêpes qui s'occupent de piquer les lilas.
Ni n'en vois la couleur ni celles que j'ai sur moi.
Ces bottes sont faites pour marcher tu ne chantes plus ça.
C'est de la haute fidélité ton silence m'arrête là.

Poème par séquences, thrène déchiré, Pas revoir se lit d'un seul souffle toujours à bout de souffle. Il n'est nullement question ici de produire l'habituel discours du deuil. Ce livre bouleverse d'autant plus fort qu'il invente la voix de ceux qui ne sont pas nés avec une cuillère d'argent dans la bouche, ou le dictionnaire. Comme son père qui récupérait cartons, casseroles, cuivre rouge, aluminium ou nickel, Valérie Rouzeau recycle par bribes des lambeaux de mélodies, des miettes de souvenirs, des bris d'émotions : elle ferraille dans l'or du temps.

                                                                            André Velter

16:48 Publié dans Critiques | Lien permanent | Commentaires (0)