14/12/2019
"Printemps", par André Gide, in "La guirlande des années", éd. Flammarion, 1941.
Et j'allais m'en retourner vers de plus amènes contrées, lorsque soudain, gravissant une petite éminence et m'écartant de la forêt dormante, je découvris, sur un espace couvert où s'attardaient des pans de neige, un peuple de petits crocus blancs, soyeux, délicats, qui n'en pouvaient plus d'impatience ayant leur mot à dire, et risquaient leur fragilité à travers le feutre épais des mousses. Et j'en aurais pleuré de tendresse, car cette réaffirmation de l'amour, de la vie, ne paraît jamais plus émouvante que lorsque la mort l'environne. De même les grandes orobranches mauve pâle prenaient une éloquence inespérée dans le sable désolé du désert. De même, à Olympie, ce dernier printemps parmi les ruines.
Je me souviens... c'était au-delà de Touggourt ; nous avions longuement chevauché parmi les dunes arides pour parvenir à un pauvre village composé de quelques maisons basses couleur de sable ; inaccessible aux saisons, semblait-il. Les quelques Arabes parqués là alentour d'une zaouïa ne devaient goûter à la vie que de façon bien misérable ; des anachorètes sans doute, et n'avoir plus de rapports qu'avec Dieu. L'un de ces religieux nous introduisit dans une petite cour intérieure, sans ombre ni fraîcheur, mais au milieu de laquelle des soins diligents maintenaient en vie un arbrisseau très délicat que la saison invitait, malgré tout le dénuement d'alentour, à fleurir. Je me souviens du sourire attendri de l'Arabe lorsque, nous désignant ces quelques fleurs embaumées, il nous dit seulement : Yasmin !... et nos yeux s'emplirent de larmes.
Oui, c'est de tous ces souvenirs juxtaposés que je construis l'image abstraite du printemps. Et c'est aussi ce qui fait mon inquiétude aux premiers beaux jours : je voudrais pouvoir contempler le renouveau partout à la fois, ce qui fait que je ne suis parfaitement aise nulle part, fût-ce dans le plus beau jardin du monde, où même dans mon petit jardin de Cuverville du temps que j'en connaissais personnellement chaque fleur.
André Gide
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