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29/04/2020

"La Casse", de Pierre Bergounioux, 16 dessins de l'auteur, éditions Fata Morgana, 13 fév. 1994, 64 pages, 700 exemplaires.

Ce que j'aimais, chez les arbres, c'était leur égalité et celle, par suite, qu'ils m'accordaient. Ils étaient eux-mêmes sans qu'il fût besoin de mon approbation, c'est-à-dire d'une altération de mon être, de sa négation perpétuée.
J'arrivais avec la douleur de manquer de tout, d'en posséder le contraire. J'ai envisagé de passer la frontière. Changer de règne s'offrit d'abord comme la seule issue. Je m'adossais à l'aulne. La respiration tumultueuse que m'avaient faite la marche rapide et, aussi, les choses mauvaises que j'avais emportées, se calmait. Je ne bougeais pas. C'était le soir. Je cessais peu à peu de percevoir le tronc lisse, sans chicots, dans mon dos. C'était pareil et c'était bien. Les détails, autour, s'estompaient graduellement. Le paysage se simplifiait. L'ombre circulait dans le taillis, imposant le silence, tarissant les chuchoteries des feuilles. J'aurais dû rentrer. Je pouvais encore mais il y avait trop d'agrément à ce goût d'arbre que j'avais, maintenant, trop d'âcreté au goût d'homme que je retrouverais dans les lieux habités. Je n'avais plus froid, ou bien ce n'était déjà plus ce qu'on appelle ainsi mais les prémices d'un exil bienheureux, l'entrée au royaume sylvestre. J'étais lavé de l'amer et du noir que j'avais apporté avec moi comme par une perfusion de sève, purgé de l'atrabile par l'humeur limpide dont les arbres sont irrigués. Je voyais à peine les taches vagues de mes mains. Je distinguais mal les joues, le front de l'air bistre, comme si, déjà, une fine pellicule d'écorce les recouvrait. Derrière, l'anastomose s'était accomplie. Il n'y avait plus d'épaules, d'échine, rien que l'aubier et, au-delà, l'épaisseur rougeâtre du bois de cœur.
Je ne sais pas le temps qu'il aurait fallu encore, le délai requis pour s'assimiler tout entier, connaître les nombreuses faveurs dont les arbres furent comblés, la nutrition éthérée que leur prodigue la lumière, la ronde enfantine des saisons, l'éternelle jeunesse des feuilles, l'humeur claire, les visites d'oiseaux...

 

Pierre Bergounioux

03:04 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

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