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10/06/2021

"Le chemin du serpent", Tome VII des Œuvres de Fernando Pessoa, traduit par Michel Chandeigne, Françoise Laye et Jean-François Viegas, éd. Christian Bourgois, 27 mai 1991, 414 pages, 150 F

Lettre à Casais Monteiro

Lisbonne, le 13 janvier 1935

Mon cher Camarade,

... Dès mon enfance, en effet, j'ai eu tendance à m'environner d'un monde fictif, à m'entourer d'amis et de connaissances qui n'ont jamais existé. (Bien entendu, j'ignore si c'est eux, réellement, qui n'ont pas existé, ou bien si c'est moi qui n'existe pas. En ces choses comme en toutes, nous devons nous garder de tout dogmatisme.) Depuis l'époque où je me connais pour celui que j'appelle moi, je me rappelle avoir toujours dessiné mentalement, leur donnant silhouette, mouvement, caractère et histoire, un certain nombre de personnages irréels qui étaient, pour moi, aussi visibles et aussi miens que les objets de ce qu'on appelle, abusivement peut-être, la vie réelle. Cette tendance, présente en moi depuis que j'ai souvenir d'être un moi, m'a accompagné toute ma vie, en modifiant un peu, parfois, le type de musique dont elle m'enchante, mais ne changeant jamais la façon dont elle sait m'enchanter.
Je me souviens ainsi de celui qui, me semble-t-il, a été mon premier hétéronyme ou, plutôt, ma première relation inexistante - un certain Chevalier de Pas, héros de mes six ans, pour lequel j'écrivais des lettres par lui à moi-même adressées, et dont l'image, pas tout à fait effacée, charme encore cette part de mon affection qui confine à la nostalgie. Je me souviens, avec moins de netteté, d'un autre personnage, dont j'ai oublié le nom, tout aussi exotique, et qui se présentait comme le rival, je ne sais en quoi, du Chevalier de Pas... Ces choses-là arrivent à tous les enfants ? Sans aucun doute - enfin, peut-être. Mais je les ai vécues à tel point que je les vis encore, et je me les remémore si bien que je dois faire un effort pour me rappeler qu'elles n'ont jamais eu de réalité.
Cette tendance à créer autour de moi un autre univers, semblable à celui-ci mais peuplé d'autres êtres, a continué à hanter mon imagination. Elle a connu des phases diverses, parmi lesquelles celle-ci, qui s'est produite alors que j'étais déjà presque adulte. Il me venait parfois un mot d'esprit, tout à fait étranger, pour une raison ou pour une autre, à celui que je suis, ou que je crois être. Je le disais, immédiatement et spontanément, comme venant d'un de mes amis, dont je créais le nom sur-le-champ, dont j'inventais l'histoire, et dont je voyais aussitôt, devant mes yeux, l'allure, le visage, la stature, les vêtements et jusqu'aux gestes. C'est ainsi que je me fis, et présentai dans le monde, un certain nombre d'amis ou de connaissances qui n'ont jamais existé, mais qu'aujourd'hui encore, près de trente ans plus tard, je peux entendre, voir et sentir. Je le répète : je peux les entendre, les voir et les sentir... Et ils me manquent beaucoup.
(Quand je commence à parler - et écrire à la machine, pour moi, c'est réellement parler - j'ai du mal à appuyer sur le frein. Mais je vous ai assez ennuyé, Casais Monteiro ! Je vais aborder la genèse de mes hétéronymes littéraires, car c'est cela, finalement, que vous voulez connaître. De toute façon, tout ce qui précède vous conte l'histoire de la mère qui leur a donné le jour.)
Aux environs de 1912, sauf erreur (et l'erreur ne doit pas être bien grande, de toute façon), l'idée m'est venue d'écrire des poèmes de caractère païen. J'ébauchai diverses choses en vers irréguliers (non pas à la manière d'Álvaro de Campos, mais dans un style à demi régulier), puis je laissai ce projet de côté. Toutefois, j'avais senti s'esquisser, dans une pénombre mal définie, un vague portrait de la personne qui était en train d'écrire cela. (Ainsi était né, sans que je m'en doute, Ricardo Reis.)
Un an et demi plus tard, ou deux ans peut-être, j'eus envie, un beau jour, de jouer un tour à Sá-Carneiro, d'inventer un poète bucolique, du genre compliqué, et de le lui présenter, je ne sais plus comment, sous un jour plus ou moins réel. Je passai plusieurs jours à élaborer le personnage de mon poète, mais sans résultat. Un jour où, en fin de compte, j'avais renoncé à ce projet - c'était le 8 mars 1914 - je m'approchai d'une commode assez haute et, ayant pris une feuille de papier, je me mis à écrire debout, comme je le fais chaque fois que cela m'est possible. Et j'écrivis plus de trente poèmes à la file, dans une espèce d'extase dont je ne parviens pas à définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie, et je n'en connaîtrai plus jamais de semblable. Je commençai par le titre, le Gardeur de troupeaux. Et ce qui s'ensuivit, ce fut l'apparition de quelqu'un en moi, à qui je donnai aussitôt le nom d'Alberto Caeiro. Pardonnez-moi l'absurdité de l'expression ; c'est mon maître qui était apparu en moi. Ce fut l'impression que j'éprouvai immédiatement. Cela est si vrai que, sitôt écrits ces trente et quelques poèmes, je pris aussitôt une autre feuille de papier et j'écrivis d'affilée, là encore, les six poèmes qui constituent l'ensemble de Pluie oblique, de Fernando Pessoa. Immédiatement et intégralement... C'était le retour de Fernando Pessoa/Alberto Caeiro à Fernando Pessoa tout seul. Ou plutôt c'était la réaction de Fernando Pessoa à son inexistence en tant qu'Alberto Caeiro.
Alberto Caeiro à peine né, je m'employai aussitôt (de façon instinctive et subconsciente) à lui trouver des disciples. J'arrachai Ricardo Reis, encore latent, à son faux paganisme, je lui trouvai un nom et l'ajustai à lui-même, car à ce moment je le voyais déjà. Et voici que soudain, par une dérivation complètement opposée à celle dont était né Ricardo Reis, apparut impétueusement un nouvel individu. D'un seul trait, à la machine à écrire, sans pause ni rature, jaillit l'Ode triomphale
d'Álvaro de Campos - l'Ode avec son titre, et l'homme avec le nom qu'il porte.
J'ai alors créé une coterie inexistante. J'ai fixé tout cela dans un cadre bien réel. J'ai gradué les influences, connu les amitiés, entendu en moi-même les discussions et les divergences d'opinions, et il me semble que dans tout cela c'est encore moi, le créateur de l'ensemble, qui étais le moins présent. On dirait que tout s'est passé, et continue à se passer, indépendamment de moi. Si je peux publier un jour les discussions entre Ricardo Reis et
Álvaro de Campos en matière d'esthétique, vous verrez combien ils sont différents, et combien je pèse peu dans ce domaine.
Lorsque nous avons publié Orpheu, il fallut trouver, au dernier moment, quelque chose pour compléter le nombre de pages requis. J'eus alors l'idée, que je soumis à 
Sá-Carneiro, d'écrire un poème "ancien" d'Álvaro de Campos avant de connaître Caeiro, et de tomber sous son influence. C'est ainsi que j'ai écrit Opiarium, dans lequel j'ai essayé d'indiquer toutes les tendances latentes chez Álvaro de Campos, telles qu'elles devaient se révéler par la suite, mais sans qu'il y ait encore la moindre trace d'un contact avec son maître Caeiro. C'est, de tous mes poèmes, celui qui m'a coûté le plus à écrire, à cause du double pouvoir de dépersonnalisation que j'ai dû mettre en œuvre. Enfin, je crois que je ne l'ai pas trop mal réussi, et qu'il nous donne Álvaro en bouton...
Je pense vous avoir ainsi expliqué l'origine de mes hétéronymes.
...
Avec toute l'amitié, l'estime et l'admiration de votre camarade,

F.P.


Fernando Pessoa

11:18 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

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