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16/09/2019

Andrea Zanzotto (1921-2011)

Deux recueils d'un immense poète

 

Idiome, traduit de l'italien (du dialecte haut-trévisan) et préfacé par Philippe di Méo, José Corti, 15 €

Essais critiques, traduit de l'italien et préfacé par Philippe di Méo, José Corti, 19 €

* * *

Héritier d'une culture italienne plurielle en ses dialectes et lecteur accompli des littératures européennes, le poète Andrea Zanzotto a construit une œuvre ouverte à maints babils, balbutiements, idiomes venus d'horizons divers. Ainsi s'est-il dégagé de tout enracinement en une quelconque tradition, sans s'être voué pour autant aux simples séductions de l'épars.

Né en 1921 à Pieve di Soligo, un bourg de Vénétie dont il s'est peu éloigné, Andrea Zanzotto fut, dès son premier livre, Derrière le paysage (1951), attentif aux failles et fractures qui minaient l'unité de toute culture, comme l'équilibre psychique de tout être. Cette volonté de suivre des lignes de faiblesse et de penser jusque dans ses conséquences linguistiques "l'oxymoron terrible" - l'équilibre de la terreur - lui valut l'admiration d'Ungaretti et de Montale, l'amitié de Pasolini et celle de Fellini pour qui il écrivit certains dialogues de ses films. Elle le conduisit aussi à se défier de l'histoire et des hommes qui croyaient la maîtriser, pour construire une œuvre aussi humble et riche en facettes qu'une "feuille de papier chiffonnée".

Sans doute son projet le plus ambitieux fut-il d'élaborer un inventaire poétique des langues italiennes dans une trilogie dont Idiome (1986) est le dernier volet. Débutée avec Le Galaté au bois (1978), riche en langues nombreuses et suivant en cela l'exemple de Dante, d'inspiration pétrarquiste par sa langue unitaire, elle s'accomplit dans Idiome, où partout affleure le dialecte de Pieve di Soligo. C'est d'ailleurs le livre de ce lieu, riche en historiettes locales, aussi frêles que des décalcomanies. Le livre aussi où l'oralité des parlers sauve, de bouche à oreille, la mémoire de ceux dont l'histoire ne s'encombre pas. Des savetiers, des rétameurs et des couturières y ont droit de cité, autant que Maria Fresu, une victime anonyme des attentats de la gare de Bologne, dont jamais le corps ne fut identifié et dont le nom seul demeure. Autant que Pasolini, merveilleusement salué d'"un pauvre effort, un tremblement, /pour recoudre, et d'une certaine façon relier (...) ce qu'ils ont fait de tes os, de ton cœur". "Coudre", "recoudre" sont les maîtres mots d'une œuvre qui, par ses sutures, suit toujours le bord des déchirures de l'espace, du temps et du corps qui les synthétise, dans un triple geste d'énonciation, d'apaisement et - semblable en cela au tissage/ "détissage" de Pénélope - de conjuration du temps.

Voilà pourquoi les poèmes de Zanzotto ont ce beau débraillé et ce phrasé tremblé qui vacille. Il y a en eux une élégance propre aux guenilles, celles de Charlot par exemple, dont Zanzotto partage l'ironie sensible, le peu d'illusions, mais aussi le sens rusé de la farce. Mais coudre, c'est aussi rapprocher les deux bords d'une activité poétique qui se déplie naturellement en un acte d'écriture et en un acte de lecture.

Les Essais critiques - un simple choix - qui parut à la même date qu'Idiome sont remarquables : intelligence, finesse, outils singuliers de lecture pour chacun d'eux. Ils composent à la fois une réflexion sur la poésie italienne, de Dante à Pasolini, de Pétrarque à Sandro Penna en passant par Leopardi et Ungaretti, et un miroir bibliographique de ses propres poèmes. Ainsi, lorsque Zanzotto étudie la présence des "épluchures" et des "fossiles" chez Montale, on y pressent l'usage qu'il ne tardera pas à faire d'une telle esthétique des débris ; et lorsqu'il évoque les hétéronymes et le plurilinguisme de Pessoa, c'est dans le prisme de l'italien multiple que reflète sa propre poésie.

Ce fin lettré francophone, traducteur de Michaux, Bataille et Leiris, va aussi chercher chez Artaud et Lacan la résonance des voix en un corps, celles qui font de son œuvre une épopée dont le héros est la langue de personne, la langue à recomposer dans ce qui reste du bruissement des êtres, des plus humbles aux plus savants.

 

Renaud Ego    

Andrea Zanzotto traduit par Jean Rousselot

Fleuve dans le matin


   Fleuve dans le matin
   Eau inféconde, ténébreuse et lourde,
   Ne m'enlève pas la vue des choses
   Ni les choses que je crains
   Et pour lesquelles je vis.


   Eau sans consistance, eau incomplète
   Qui sent les larmes et les morts,
   Qui sent la mémoire, et déjà je t'ignore,
   Eau, luciole inquiète à mes pieds,


   Tu t'évades de mes doigts unis,
   Tu t'arraches aux fleurs trop aimées,
   Tu fuis et tu voles
   Au-delà du Montello et du cher village placide,
   Parce que je désespère du printemps.


                           Andrea Zanzotto traduit par
                                          Jean Rousselot

14/09/2019

"Ode à la Poésie (janvier 1984 - Janvier 1987)", de Mathieu Bénézet, William Blake & CO. éditions, 30 mars 1992

Un livre au format inhabituel (24,7 x 32 cm) de 64 pages, qui ouvre sur ce que le lyrisme convoie le plus directement, l’Émotion reine face au monde et son souci de la canaliser. Ici, ode autant qu'élégie, la vie rejoint la mort et dans ce laps le poète se voit dériver, de saison en saison, en un flux onirique où passé et futur s'entrecroisent sans fin, de tercets en tercets. Ajoutons que les exemplaires d'auteur contiennent une lithographie originale sur Arches d'Hervé Télémaque, pour le plaisir de l’œil. Il n'est de plus bel hommage à la Poésie, celle qui vit en nous et nous prête voix:

 

est-ce là le coude du chemin où l'inconscient d'enfant détruit
libère une autre voix qui à son tour souffrira s'exhaussera
halte où le cauchemar remonte dans la bouche du dormeur


de tout cela ne demeure que la barque d'y songer seul
au plus lourd d'un cœur sont lèvres aveugles qui me blessèrent
ô gestes d'amour tourmentés de fragments mobiles ô cent


bouches folles qui aspirent en moi si diversement détruit
sans corps véritable ô rêve à ma strophe et cela maintenant
par deux fois le pas d'enfant fit défaut aux syllabes du vers


ce furent saison d'automne savoir d'hiver d'une main suppliante
à la buée des vitres je traçais les lettres chacune des mots
d'une mort la mienne coulaient des fleurs brèves...


Mathieu Bénézet

 

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Hervé Télémaque

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