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12/03/2021

Entretien de Bruno Sourdin avec Guomei Chen. A propos de "Si profonde est la forêt - Anthologie de la poésie des Tang", éditions Les Deux-Siciles

Deuxième partie

Bruno Sourdin : Grand buveur, Li Bai était à la recherche d’un absolu. Il donnait à entendre que le vin était un moyen sûr pour atteindre l’immortalité, en tous les cas c’était la voie qu’il avait choisie. Quel était ce vin qui lui apportait un si grand plaisir, alcool de riz, alcool de céréales, vin de raisins ? Li Bai n’est pas le seul poète des Tang à célébrer les vertus du vin.

Guomei Chen : En Chine, la fabrication des boissons alcoolisées remonte à l’Antiquité. Dans les premiers temps de l’humanité, les hommes comme les animaux ont pu goûter au vin "naturel" : un liquide issu des fruits fermentés. Le trouvant délicieux, les êtres humains ont donc entrepris de faire le vin eux-mêmes à partir des céréales cuites (millet, blé, riz, sorgo, etc.) selon la méthode primitive : d’abord une saccharification puis une fermentation alcoolique. Il faut noter que ce genre de vin est caractérisé par sa contenance d’alcool très faible (environ 10 degrés), de sorte qu’un homme peut boire sans mal une vingtaine de verres sans être pour autant ivre mort.

Quant au vin de raisins, il est apparu bien plus tard que le vin de céréales. La vigne a été introduite surtout dans les régions musulmanes de l’ouest du pays lors de la mission militaire du fameux général Zhang Qian (v.164 av. J.C.-114 av. J.C.) dans l’actuelle Asie centrale, pendant la dynastie des Han. Par ailleurs, pendant quelques siècles, les Ouïghours cultivaient la vigne en terrasses, essentiellement pour la cueillette de raisins de table et la confection de raisins secs. En conséquence, le vin issu du jus de raisins fermenté est resté une boisson rare et exotique, inaccessible aux gens modestes. Le paradoxe est que la consommation de ce vin issu des vignes de l’ouest n’est justement pas autorisée aux pratiquants Ouïgours, pour motif religieux…

Bruno Sourdin : Avec Du Fu, nous changeons de sensibilité. Son inspiration est très réaliste, il décrit la société de son temps et, en particulier, les misères du peuple. Ne correspond-il pas, mieux que Li Bai, à la mentalité chinoise contemporaine ?

Guomei Chen : Plus jeune de onze ans que Li Bai, Du Fu a vécu au moment où la dynastie Tang, passé l’âge de sa prospérité, entame son déclin. Bien qu’il soit issu d’une famille de hauts fonctionnaires (son grand-père Du Shenyan a occupé plusieurs postes importants à la Cour impériale) et que ses talents en poésie soient manifestes, toute sa vie Du Fu n’a occupé que quelques postes subalternes et paradoxalement reste à peu près méconnu en tant que poète par ses contemporains. C’est là où l’Histoire intervient pour orienter son écriture : car pendant, puis après la révolte d’An Shi, face à la cruelle réalité d’alors, Du Fu opte en définitive pour le réalisme en poésie, et ses poèmes seront plus tard incorporés dans le genre "poésie d’Histoire". Toujours proche des gens de peu, il n’ignore rien de leurs souffrances et se fait, par son écriture, leur témoin. Il est ainsi considéré comme "le saint de la poésie" et son génie, ancré sur les réalités de son temps, l’a rendu accessible à tous, et donc lu par le plus grand nombre, de siècle en siècle.

Bruno Sourdin : Li Bai et Du Fu sont deux poètes très différents, mais ils étaient amis et sont restés liés jusqu’à la mort de Li Bai. L’amitié est un sentiment auquel ils attachent beaucoup d’importance. Tu parles d’ailleurs dans ton livre du "fameux duo Li-Du". C’est bien ainsi qu’on les désigne en Chine aujourd’hui ?

Guomei Chen : En Chine, quand on parle de la poésie des Tang, on pense tout de suite au duo Li-Du, abréviation de Li Bai-Du Fu, non seulement parce qu’ils sont les deux poètes les plus réputés à leur époque, mais aussi parce qu’ils ont noué une amitié à vie qui marquera l’histoire de la poésie chinoise.  Ce sont effectivement deux poètes très différents, pour plusieurs raisons : en premier lieu, Li Bai demeure attaché à la tradition, aux formes et aux sujets anciens, alors que Du Fu est considéré comme initiateur de genres et de thèmes nouveaux ; en second lieu, Li Bai est le porte-drapeau du romantisme alors que Du Fu est d’inspiration réaliste. Il ne faut pas oublier le fait que Li Bai a gagné sa réputation de poète très jeune alors que ce n’est pas le cas pour Du Fu. Néanmoins, ils se témoignaient une admiration réciproque, conscients de leur valeur respective. Ensemble, ils ont contribué à un essor de la poésie classique, inégalé ; alors que sur le plan historique, le déclin de la dynastie Tang est patent.

Bruno Sourdin : Au début de la dynastie des Tang, il faut faire un cas particulier pour Hanshan, le moine bouddhiste-poète-ermite, qui s’est éloigné du monde et s’est retiré dans la Montagne froide, dont il porte le nom. En Occident, il est devenu une figure de la Beat Generation, révélée par Gary Snyder ainsi  que par Jack Kerouac dans son livre Les Clochards Célestes. Mais en Chine, comment le lit-on aujourd’hui ? Que sait-on vraiment de lui ?

Guomei Chen : Il est vrai que Hanshan est célèbre en Occident par son absolu retrait du monde, son désir assumé d’avoir une vie d’ermite et une existence en tous points conforme à ses idées. Il a été popularisé par Jack Kerouac, tardivement donc. En Chine, plus largement en Asie, Hanshan fut longtemps honoré comme un immortel dans la religion bouddhiste et taoïste. Par exemple, il n’a jamais été tonsuré officiellement dans un temple bouddhiste ; il n’empêche, les bouddhistes de la dynastie Song le vénèrent comme l’incarnation de la divinité de la sagesse Manjusri. Néanmoins, son talent et son nom de poète sont passés sous silence pendant des siècles, car le style direct qu’il a adopté et l’emploi d’une langue simple et épurée l’ont exclu durablement des canons de la littérature classique chinoise, malgré quelques recherches effectuées ici et là par des lettrés.

Bai Juyi et Wang Anshi ont écrit des poèmes qui s’inspirent de son style, Su Shi et Huang Tingjian ont porté un intérêt particulier à ses poèmes ; Zhu Xi (1130-1200) et Lu You (1125-1210, deux lettrés de la dynastie Song) ont, eux, contribué à la publication et à la révision d’un volume regroupant ses poèmes. Il a fallu attendre le début du XXe siècle pour que l’œuvre de Hanshan soit redécouverte et appréciée par les chercheurs chinois. Il faut reconnaître qu’en Chine la poésie vernaculaire n’occupait qu’une place marginale depuis l’Antiquité.

Lors du Mouvement du 4-Mai (1), la Chine a lancé une bataille pour défendre vigoureusement le chinois vernaculaire. Dans son livre Histoire de la littérature vernaculaire (publiée en 1928 par la librairie La Jeune Lune), Hu Shi a cité Hanshan, Wang Fanzhi et Wang Ji comme les trois grands poètes vernaculaires de la dynastie Tang. Par la suite, Hanshan a commencé à être lu et apprécié par les Chinois: les cercles universitaires du continent et ceux de Taiwan ont rédigé des articles sur la poésie de Hanshan. Après la fondation de la République populaire de Chine en 1949 et jusqu’aux années 80 et 90, les poèmes de Hanshan ont gagné une audience certaine en Chine. De fait, il continue de susciter un intérêt durable dans le monde. Sur la vie de Hanshan, on n'a que très peu de documents le concernant, plusieurs hypothèses coexistent mais aucune n’est pour autant absolument fondée. On sait que ce poète mythique et légendaire s’exile dans les montagnes pour adopter une vie érémitique. D’après les recherches du savant chinois Yan Zhenfei, Hanshan se serait appelé Yang Wen, soit le fils de Yang Zan, qui est lui-même le frère cadet de l’empereur Wendi (541-604), fondateur et premier empereur de la dynastie Sui. A la suite de conflits d’origine politique, Yan Zan meurt subitement au cours d’une balade dans un parc avec l’empereur, à l’âge de quarante-deux ans, probablement empoisonné par l’empereur lui-même. Profondément affecté par cette tragédie familiale et influencé de longue date par le bouddhisme, Yang Wen devint moine lorsqu’il eut trente ans et se réfugia sur le Mont Tiantai, dans le Zhejiang.
D’après la légende, le moine Hanshan, qui aimait bien jouer avec les enfants, portait toujours des vêtements très usés et des sabots de paysan, il était coiffé d’un chapeau d’écorce de bouleau. Il liera une amitié à vie avec deux moines du Temple Guoqing, Fenggan et Shide, moines-poètes également. On les appelait "les trois ermites du Temple Guoqing". Chaque fois qu’il leur rendait visite, il récupérait les restes du repas laissés par les moines du temple dans un tube en bambou pour en faire ensuite, de retour chez lui, sa pitance. Menant une vie simple, rieur de nature, Hanshan aurait vécu plus de cent ans, selon la légende. Vivant en montagne, à chaque fois qu’il composait un poème, il le gravait soit sur un rocher, soit sur un tronc de bambou ou d’arbre. Après sa mort, on retrouvera plus de 600 poèmes gravés et dispersés dans la nature environnante. Malheureusement, une bonne moitié d’entre eux ont été perdus.

Bruno Sourdin : Nous avons longuement évoqué les poètes les plus célèbres de la dynastie des Tang et singulièrement le duo Li-Du (Li Bai et Du Fu). A la fin de la dynastie, un autre duo attire l’attention, duo Li-Du également mais les Chinois précisent : duo Li-Du "le mineur", par opposition au duo "majeur" du début de la dynastie. Qui sont ces deux poètes, Li Shangyin et Du Mu, et quelle place occupent-ils dans la poésie chinoise ?

Guomei Chen : A la fin de la dynastie Tang, la société est hors de contrôle : des guerres civiles à répétition, des impôts trop lourds… Le peuple en éprouve un profond ressentiment. Tout cela, associé à la corruption de la Cour, a plongé la dynastie dans une crise insoluble - le gouvernement central perd petit à petit de son pouvoir et la Cour est divisée radicalement en deux pôles : le parti Niu et le parti Li. Pire encore, les postes importants de l’Empire sont occupés soit par les eunuques du Palais, soit par les généraux locaux (le Jiedushi). Les poètes de cette période ressentent ce malaise général. Une nostalgie prononcée pour l’histoire d’autrefois et un sentiment quasi dépressif s’installent. La tristesse et le dépit, voire l'indifférence se font jour alors. Parmi ces lettrés, Li Shangyin et Du Mu, l’un et l’autre victimes du conflit entre les factions Niu et Li, se détachent du lot, ils sont les deux poètes les plus en vue de l’époque.

Li Shangyin se réclame descendant d’une branche lointaine de la famille impériale, mais sans reconnaissance officielle, il n’a jamais pu en retirer les bénéfices escomptés. Il perd son père alors qu’il n’avait pas 10 ans et connut une enfance difficile. Un an après le décès de son protecteur et bienfaiteur Linghu Chu (membre important du parti Niu), Li Shangyin est invité par Wang Maoyuan, le Jiedushi, le gouverneur militaire de la ville de Jingyuan, qui le fait entrer dans son équipe et qui, par la suite, lui donnera la main de sa fille. Par ce mariage qui le rattache au parti opposé, Li Shangyin est considéré comme un traître par les autres membres du parti Niu. Après cela, sa vie a été tiraillée entre les luttes intestines des partis Niu et Li. Avec l'effondrement du parti Li, c’est désespéré qu’il quitte cette vie à l'âge de 46 ans. Li Shangyin est un cas unique dans les cercles de poésie de son temps grâce à ses poèmes d’amour, qui sont à la fois subtils et implicites. Ils sont très appréciés de nos jours. Préoccupé par la cruelle réalité de l’époque et par le destin de son pays, ce poète a écrit un certain nombre de poèmes patriotiques, mais sans jamais pour autant pouvoir réaliser son ambition politique.

De son côté, Du Mu a connu une vie plus aisée que celle de Li Shangyin. Petit-fils de Du You, premier ministre et historien, Du Mu passe avec succès les examens impériaux à l’âge de vingt-cinq ans et s'engage ensuite en politique. Sa nature intègre et l’intérêt qu’il porte aux infortunés sont toutefois difficilement conciliables avec sa carrière. Du hérite en outre de son grand-père un goût certain pour le libertinage. Déçu par une société maladive qui ne lui permet pas de satisfaire ses ambitions politiques, Du Mu finit par se laisser tenter par les lupanars de la capitale et puise son inspiration chez les courtisanes, il gagne ainsi une réputation de Don Juan sans le vouloir.

Du Mu a utilisé toutes les formes poétiques de son temps. Il est le poète de l'idée, privilégiant le fond à la forme, se démarquant ainsi de la tendance générale de l’époque. Dans ses poèmes, il s’inspire souvent de l’histoire pour évoquer les troubles de son temps, avec nostalgie. Ces deux poètes n’ont donc rien de fondamentalement optimistes et à l’évidence se rejoignent par une vision du monde qui n’a rien non plus d’idyllique.

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(1) Le 4 mai 1919, 3000 étudiants se mobilisent pour manifester à Pékin. Ils dénoncent les prétentions du Japon sur la Chine.

 

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Entretien de Bruno Sourdin avec Guomei Chen. A propos de "Si profonde est la forêt - Anthologie de la poésie des Tang", éditions Les Deux-Siciles

Troisième partie

Bruno Sourdin : Un des grands mérites de ton anthologie est de nous présenter les poèmes de trois femmes qui ont écrit des vers à la fin de la dynastie, donc au XVIIIe siècle. C’est un vrai bonheur de les découvrir. Alors, procédons par ordre. La première s'appelle Li Ye. Son poème Les huit extrêmes dit ceci:

"Rien de plus proche et de plus lointain que la distance entre l’est et l’ouest.
Rien de plus pénétrant et de plus illusoire que le fond d’un ruisseau clair.
Rien de plus haut et de plus lumineux que le sont le soleil et la lune.
Rien de plus intime et de plus éloigné que les relations au sein d’un couple."

Tu expliques qu’elle a été à la fois nonne taoïste et courtisane. Quelle destinée !

Guomei Chen : Au regard des archives existantes, les 289 années d’histoire de la dynastie Tang ne compteraient pas moins de 207 poétesses. Bien qu’elles aient été quelque peu éclipsées par les étoiles masculines d’alors, à l’évidence elles dégagent aussi leur propre lumière, qui donne à la poésie Tang une dimension plus vivante et quelquefois plus réaliste d’esprit. Parmi elles, Li Ye, Xue Tao, Liu Caichun et Yu Xuanji sont considérées comme "les quatre grandes poétesses de la dynastie Tang". Si je n’ai pas retenu Liu Caichun dans mon anthologie, c’est parce que, en tant que chanteuse populaire, sa réputation n’était certes plus à faire, sauf qu’elle ne serait pas l’auteure de bien des poèmes qu’elle a chantés, des poèmes qui seraient peut-être en fait des adaptations de ballades régionales.

Pour en revenir à ta question, sous la dynastie Tang, il était courant pour les femmes d’adopter le taoïsme comme philosophie ou, si tu préfères, comme ”chemin de vie“. Et rien n’empêchait celles qui s’y consacraient de mener parallèlement une vie romantique et devenir parfois courtisanes. Une dérive certes, mais pas inconciliable dans les faits avec l’esprit du monachisme. Li Ye est quant à elle séduisante, son expression est raffinée, elle est douée pour jouer du qin, habile à l'écriture, et surtout célèbre par son talent poétique. Elle fréquentait les salons de poésie. Des lettrés comme l’écrivain Lu Yu, le poète moine Jiaoran et le poète Liu Changqing ne pouvaient être insensibles à ses charmes ni à son esprit. Ils ont donc été amenés à lier avec elle des relations intimes, pour ne pas dire amoureuses : c’était une femme brillante, sous tous rapports, qui désirait aussi être connue.

Si Li Ye, poétesse incontournable de la dynastie Tang, est en même temps nonne taoïste, ce n’est pas le fait du hasard, mais en lien avec son histoire familiale. Enfant talentueuse et assidue, elle étudie les œuvres classiques et commence très jeune à écrire des poèmes. A six ans, elle aurait composé un poème sur les rosiers plantés dans la cour de son jardin, à la demande de son père. Mais, quand celui-ci en a lu le dernier vers : "Les treillages n’ont pas encore été dressés que les branches des rosiers penchent déjà follement, pareilles à l’espoir d’une jeune fille impatiente de se marier", il jugea sa fille trop précoce. A l’âge de onze ans, son père l’envoie dans un monastère taoïste où elle deviendra nonne. Il s’était trompé pour la suite, la force intérieure et le talent de la poétesse en a décidé autrement. Comme quoi la philosophie taoïste, la poésie et la soif charnelle peuvent emprunter des chemins convergents, sans exclusive.

Bruno Sourdin : La vie de Xue Tao se joue également sous un double registre : c’est une courtisane qui finira sa vie comme nonne taoïste. Mais elle est surtout connue, expliques-tu, pour la qualité de ses poèmes d’amour. Je voudrais que tu précises.

Guomei Chen : Si Xue Tao est devenue courtisane, sa seule volonté ne répondait pas à ce choix. Elle est née à Chang’an (2), ville où elle a vécu une enfance heureuse. Son père, Xue Yun, est un fonctionnaire lettré de la capitale, n’ayant pas eu de fils, il porte grande attention à sa fille unique. Grâce à son père, Xue Tao a reçu une éducation littéraire et a commencé à écrire des poèmes dès l’âge de huit ans. Néanmoins, d’un naturel franc et intègre, Xue Yun a osé offenser des dignitaires, ce qui lui vaut d’être exilé à Chengdu dans le Sichuan. Pire encore, quelques années plus tard, envoyée en mission dans le royaume de Nanzhao (actuellement la province de Yunnan), Xue Tao meurt subitement après avoir contracté une maladie soi-disant liée aux miasmes, laissant sa femme et sa fille de quatorze ans pauvres et désespérées. Sans aucune ressource ni soutien, deux années passent et, pour subvenir aux besoins de sa famille, Xue Tao se voit contrainte de devenir courtisane-chanteuse et perd du même coup son ancien statut social. Dans son nouveau métier, elle participe à de nombreux banquets politiques ou littéraires. C’est à cette occasion qu’elle noue des liens avec le milieu intellectuel et se fait un nom de poétesse. Parmi ses amis, on y trouve des poètes célèbres comme Bai Juyi, Liu Yuxi, Du Mu et Wang Jian, etc.

Brillante en poésie et en musique, elle a été la favorite du général Wei Gao, gouverneur militaire du Sichuan, qui la traite comme sa propre fille. Étonné par son talent, Wei Gao demande à la Cour de lui octroyer le poste de correctrice des œuvres littéraires. Malheureusement, la Cour n’accède pas à sa demande, prenant prétexte que jamais ce poste n’a été octroyé à une femme.

En 809, le poète Yuan Zhen est envoyé dans le Sichuan par l’empereur Xianzong en tant que commissaire enquêteur. À Zizhou, il rencontre Xue Tao dont la poésie le laisse admiratif. Ils tombent follement amoureux l’un de l’autre et leur différence d’âge n’y fait rien : elle, âgée de quarante-deux ans, lui, a onze ans de moins qu’elle. Ayant enfin trouvé l’homme de sa vie, elle perd la tête et se donne aveuglément à lui comme un papillon de nuit se jetterait dans le feu. Ils auront vécu une idylle inoubliable trois mois durant, au bord de la rivière Jinjiang.

Hélas, ce qu’ils auront connu de bonheur ne fut que de courte durée. Par suite d’une mutation à Luoyang sur ordre de l’empereur, Yuan Zhen doit se résoudre, le cœur meurtri, à quitter sa bien-aimée. Il continuera pourtant à correspondre avec elle pendant quelque temps. Mais étant lui-même coureur de jupons, et sa compagne une courtisane-chanteuse, leur relation ne pouvait qu’être sans lendemain. Yuan Zhen finira par rompre avec elle définitivement. C’est dans les lettres qu’elle échangea avec lui que Xue Tao a utilisé pour la première fois un petit papier rose qui par la suite portera son nom : un billet où les amoureux échangent des poèmes d’amour.

Si Xue Tao ne fut qu’une aventure de bien courte durée pour Yuan Zhen, en revanche ce dernier fut toute sa vie dans le cœur de la poétesse. La plupart de ses poèmes d’amour lui sont dédiés. Après leur rupture, son inspiration poétique va peu à peu s’éteindre. Désenchantée, Xue Tao décide de se retirer du monde et devient nonne taoïste. C’est dans la pauvreté et la tristesse que s’achève sa vie d’ermite.

Bruno Sourdin : Yu Xuanji est la troisième poétesse que tu présentes dans ton anthologie. Comment se distingue-t-elle des deux autres ?

Guomei Chen : Mon anthologie s’achève avec cette poétesse disparue à 27 ans. Elle se distingue de Li Ye et Xue Tao en ce sens qu’elle en appelle au sentiment amoureux d’une manière plus détournée : larmes et fleurs écloses se conjuguent, c’est un peu comme si la nature entrait dans la composition de son amour déçu. Elle s’exprime dans un registre moins passionnel que mélancolique, donc plus distancié.
On pourrait conclure, du moins à ses yeux, que l’amour heureux ne serait que métaphore, une métaphore qui nourrit le poème comme miroir d’un manque, essentiel, pour ne pas dire fondateur.

Bruno Sourdin : Y a-t-il un poète marquant dont on n’a pas parlé et que tu aimerais citer ?

Guomei Chen : A mon sens, Meng Hoaran mériterait d’être cité. Pour preuve, ses "Pensées d’une nuit d’automne sous la lune" que je ne peux m’empêcher de transcrire ici :

"Par une froide nuit d’automne,
des perles de rosée émaillent la clarté de la lune.
Émue par cette beauté, une pie ne sait plus où se jucher ;
entrant dans la pièce, vif, un ver luisant fait bouger la gaze du rideau.
Dans la cour, la lune éclaire l’ombre de l’acacia.
Chez le voisin, les coups de pilon, rapides, brisent le silence du soir.
Où donc se sont enfui les jours heureux du passé ?
Un vain regard sur ce qui m’entoure, et me voilà plus seul encore."

La saison s’y prête : l’automne accompagne depuis toujours les tourments de l’esprit et les peines des hommes. Le lecteur est ici transporté dans un cadre qui n’est pas seulement celui de la nature en majesté ; c’est aussi un voyage immobile au cœur d’un univers en train de naître sous les yeux du poète, que l’on devine admiratif. 
Cette naissance est, selon moi, le parfait reflet de l’inspiration poétique. Le poète est celui qui sait voir et s’effacer devant le spectacle de la beauté du monde pour la traduire, dans un second temps, en poème.

Bruno Sourdin : Quel est ton poète Tang préféré ?

Guomei Chen : Mon poète préféré est celui placé en exergue de ce livre, Wang Wei. Douze poèmes de lui ont été traduits par mes soins, ce n’est naturellement pas un hasard puisqu’il est ainsi le plus représenté dans l’anthologie. Il n’hésite pas à se mettre en scène, revendique sa singularité sans jamais de hauteur pour ceux qui l’entourent ; ses sentiments baignent dans une sorte de sérénité qui le met à l’abri d’une mélancolie autocentrée. Il a trouvé la voie, sa voie portée par une étonnante et rayonnante vitalité. Il convient ici de citer en particulier, extraits de "En mission à la frontière", ces vers dont la grâce et la majesté le qualifient bien :

"Les absinthes, emportées par le vent, passent la frontière ;
les ansers migrateurs gagnent le ciel du Tibet.
Sur le désert immense monte tout droit la fumée d’un feu d’alarme,
la sphère du soleil couchant plonge dans le fleuve Jaune."

Comment dire mieux ? C’est littéralement une toile peinte, animée d’une musique intérieure. Dans ce paysage, la solitude première du poète est happée par ce qui le dépasse, infiniment. Il s’y résout, sans aucune acrimonie.

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"Si profonde est la forêt, anthologie de la poésie des Tang", traduite et présentée par Guomei Chen. Préface de Pierre Dhainaut, dessins d’illustration de Pacôme Yerma. Éditions Les Deux-Siciles, 2020.

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(2) Chang’an, aujourd’hui Xi’an, dans la province du Shaanxi, est l’ancienne capitale de la Chine.

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09/03/2021

"Entretiens sur la poésie (1972-1990)" & "Début et fin de la neige" suivi de "Là où retombe la flèche", d'Yves Bonnefoy, Mercure de France, 1990

A lire le volumineux recueil de textes divers, de circonstance ou de commande, qu'Yves Bonnefoy a publié en 1990 sous le titre d'Entretiens sur la poésie (1972-1990), on prend la mesure de l'ample travail de réflexion que le poète n'a cessé de mener et d'approfondir sur l'art qui fut le sien. L'ouvrage vint prendre la suite des essais de l'auteur rassemblés dans L'Improbable (Mercure de France, 1959), Nuage rouge (id., 1977) et La Vérité de parole (id., 1989).
Sans doute peut-on lire aussi dans ces Entretiens, à travers la pertinence et la qualité des analyses (surtout dans les troisième et quatrième parties de l'ouvrage), une volonté d'expliquer, de justifier encore ou d'asseoir, s'il se peut, cette pratique, la poésie, dans un monde où elle n'a guère de place que celle du dernier convive ; un monde où elle demeure ce "produit" coûteux (pour l'esprit) dont on saisit mal, et même pas du tout, l'utilité.
Mais, au bout du compte, n'est-ce pas la poésie, aussi solitaire et délaissée soit-elle, qui peut - et c'est bien son seul pouvoir - plaider pour elle-même, justifier sa nécessité, se faire enfin un honneur de sa gratuité, de son inutilité...
Yves Bonnefoy avait également repris en un bref volume deux œuvres poétiques précédemment (et partiellement pour l'une d'elles) parues à tirage limité : les poèmes de Début et fin de neige et la prose intitulée Là où retombe la flèche. La poésie est toujours acte inaugural : "... Cet instant-ci, sans bornes." Elle fait, dans le premier instant - celui de l'écriture, celui de la lecture, - table rase des théories et des réflexions. Cela ne définit pas le manque d'intelligence de la poésie, mais le bon usage de celle-ci, son bon rapport au geste créateur.
Yves Bonnefoy avait une trop haute conscience de la poésie pour confondre les registres. La part critique de son œuvre vaut pour elle-même ; elle est destinée à entretenir cette conscience, pas à expliquer le poème. La ligne parfaitement claire et simple (1) de celui-ci rendrait d'ailleurs sans objet une telle explication.
Sans avoir la grande puissance des grands textes poétiques antérieurs (ceux réunis dans un volume de la collection "Poésie/Gallimard"), ces pages sont des étapes dans la quête constante du vrai lieu qui, au-delà de "l'étoffe du songe", cherche la plénitude d'être :
   "Et là-haut je ne sais si c'est la vie
   Encore, ou la joie seule, qui se détache
   Sur ce ciel qui n'est plus de notre monde."
Quant à la parole, elle ne peut que répéter son extrême fragilité :
   "D'où vient qu'il fasse clair
   Dans quelques mots
   Quand l'un n'est que la nuit,
   L'autre, qu'un rêve ?"


Patrick Kéchichian

(1) Voir l'essai de Michèle Finck, Yves Bonnefoy, le simple et le sens (éd. José Corti, 1/10/1989, 456 pages, 165 F).

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