241158

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/09/2021

"Le Jardin des Plantes" de Claude Simon opus 3

Philippe Sollers : Je crois pourtant qu'on écrit un livre pour porter un coup. Vous introduisez soudain dans votre roman la phrase de Flaubert : "Ceux qui lisent un livre pour savoir si la baronne épousera le comte seront dupés." Voilà par exemple un coup de Flaubert.

Claude Simon : Là, nous sommes d'accord.

P. S. : La vérité en littérature, cela passe par le corps, d'après moi. Qu'est-ce que vous en pensez ? Vous citez aussi Conrad : "Non, c'est impossible : il est impossible de communiquer la sensation vivante d'aucune époque donnée de son existence - ce qui fait sa vérité, son sens - sa subite et pénétrante essence. C'est impossible. Nous vivons comme nous rêvons - seuls."

C. S. : Conrad me paraît énorme. Si l'on me disait d'aligner les écrivains que je préfère, en tête, je mettrais Dostoïevski, puis Conrad. Les dernières pages du Nègre du "Narcisse", je ne sais pas si vous vous les rappelez. Il y a eu la tempête, ce noir qui meurt de ne pas vouloir travailler, son équivoque statut d'homme à la fois haï et chéri par l'équipage, son corps jeté à la mer (non sans humour : un clou de la planche basculante retient un moment le cadavre), le navire encalminé, etc., et, à la fin, il n'y a plus personne, plus de personnages, il n'y a plus que le bateau : il remonte la Manche, contourne le sud-est de l'Angleterre, s'engage dans la Tamise, est pris en remorque, arrive dans le port et est poussé dans le dock où, enfin, il s'immobilise. Pour moi, ce sont des pages phénoménales. Personne n'a fait plus beau. 

P. S. : A propos de Flaubert, vous interrompez brusquement votre récit en donnant à lire ce passage de lui : "rendez-vous donné d'avance pour tirer un coup - excitation de Rodolphe - manière dont elle aimait, profondément cochonne - après les f...ries va se faire recoiffer - odeurs des fers chauds, s'endort sous le peignoir - quelque chose de courtisanesque chez le coiffeur - Emma rentre à Yonville dans un bon état physique de f...rie normale - C'est l'époque des confitures - fumiers roses. Colère cramoisie de Homais."

C. S. : C'est, avec son voyage en Egypte, ce que Flaubert a écrit de meilleur. Cela fait partie des notes qu'il griffonnait lorsqu'il pensait au roman. Si on enlève ces notations, ces odeurs, ces couleurs, les craquements des cailloux sous les roues de la voiture qui ramène Emma à Yonville, ces fumiers roses, etc., tout ce qui, en somme, constitue la chair même de ce roman, alors oui, il ne resterait plus de celui-ci que cette anecdote que Renoir, dans une conversation avec Vollard, résumait de la façon suivante : "C'est l'histoire d'un crétin dont la femme veut devenir quelque chose, et quand on a lu ces trois cents pages on ne peut s'empêcher de se dire à soi-même : "Mais je me fous de tous ces gens-là !"."

P. S. : Cela rejoint pour moi la poésie : on ne peut pas changer un mot, on ne peut pas déplacer une couleur.

C. S. : Exactement. Il y a des phrases de Proust qui sont bien plus poétiques que bien des poèmes. La distinction prose/poésie est artificielle. On peut arriver à des effets de poésie intense avec la prose, davantage peut-être, même en français. Prenez la visite à la marquise de Cambremer, c'est une des choses les plus extraordinaires qu'on ait faites en littérature : cette sensation du temps qui passe, marqué par les changements de couleur des mouettes-nymphéas, c'est prodigieux. 

P. S. : En français, dites-vous ? Et la France, donc, dans tout ça ? J'ai noté cette formule dans votre discours de Stockholm : "Mon pays que j'aime, pour le meilleur et malgré le pire..."

C. S. : Et malgré le pire, oui. Parce que nous n'avons pas été brillants. L'"étrange défaite" de 40, la Collaboration, l'Indochine, l'Algérie, Madagascar dont on a longtemps caché qu'on y a tué, en 1947, 100 000 indigènes en trois jours. Ce pays est le mien, c'est le nôtre. Mais malgré...

P. S. :  Je vous pose cette question parce qu'un des narrateurs du Jardin des Plantes est quand même un écrivain célèbre français, Prix Nobel de littérature, qui se retrouve notamment au Kirghizistan, s'efforçant de faire comprendre, dans son "mauvais anglais", qu'il ne veut pas signer une pétition d'inspiration typiquement stalinienne évoquant "les moissons futures". Selon vous, qu'est-ce qu'un écrivain français aujourd'hui ? 

C. S. :  Il est ce qu'est tout écrivain à quelque nationalité qu'il appartienne, à quelque époque qu'il écrive. Et écrire, toujours et partout, cela consiste à ordonner, combiner des mots d'une certaine manière, la meilleure possible. Pour moi c'est, avant tout, réussir à faire surgir des images, communiquer des sensations. Mais j'ai toujours à l'esprit ces paroles d'Elie Faure : "Dans la confiance de l'homme en lui-même réside l'esprit religieux. Le pont du Gard témoigne de plus de piété que l'église Saint-Augustin." 

Fin de l'entretien

21:33 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

19/09/2021

"L'exploration par l'écriture - entretien avec Charles Juliet", d'Yves Prigent, éd. Calligrammes, 17 août 1993, 72 p.

Charles Juliet : Peut-on éprouver une certaine délectation à écrire ?

Yves Prigent : Sûrement. Comme beaucoup de délectations, elle passe par différents dispositifs. En premier lieu, il y a la délectation tout bonnement et tout bêtement narcissique d'une certaine reconnaissance sociale ou autre... Mais sans doute le fin du fin de cette délectation, c'est bien d'avoir rendez-vous avec quelqu'un qu'on ne connaissait pas et qui est en soi. Et merveille, ce quelqu'un-là, bizarrement, a également rendez-vous avec d'autres gens qui ne se connaissaient pas non plus et qui ne vous connaissaient pas davantage. Et ceux-là, pourtant, s'accordent pour venir vous rendre visite. On a là un système très subtil et complexe de délectation.

Charles Juliet : L'étranger de soi qu'on est un jour en écrivant aurait rencontré l'étranger chez le lecteur ?

Yves Prigent : C'est en cela que c'est du grand art, ou de la subtilité délectatoire. A mes yeux, c'est le plus subtil dans l'art d'écrire : on touche l'autre, et ce n'est d'ailleurs pas sans analogie avec la situation amoureuse. Ce que l'on touche dans l'autre est une zone de lui-même que l'autre ignorait, et cela émane d'une zone que nous-mêmes maîtrisons mal. Il y a là un système de double surprise et de libertés croisées. Je suis amené à passer vite sur la délectation narcissique et même sur la délectation esthétique (entendre une phrase qui sonne bien ou lire un paragraphe équilibré), pour souligner cette expérience : la délectation de s'aventurer hors de soi-même et hors de l'autre, et d'avoir rendez-vous avec l'autre quand même. C'est là que je verrai le délice d'écrire.

Charles Juliet : Cet étranger, continuons d'employer ce terme, est-ce qu'il n'est pas aussi le noyau central de l'individu ? N'est-il pas resté étranger du fait qu'il n'a pas été découvert, rencontré ? Mais dès l'instant qu'il est rencontré, est-ce que l'individu ne le reconnaît pas comme étant sa part la plus personnelle, la plus singulière ?

Yves Prigent : C'est probable et c'est sans doute plus compliqué encore que cela. On a pu en faire l'expérience dans l'écriture comme dans d'autres phénomènes qui sont analogues, tels les choix existentiels ou le choix amoureux. C'était un "étranger", en soi, qui avait fait les choix et qui avait produit le texte. On peut être amené à s'identifier essentiellement à celui qui a fait ses choix, celui qui a écrit ce texte. Ce qui rend particulièrement intrigante cette expérience est que cet étranger qui s'est exprimé en soi, continue à s'exprimer aussi souvent qu'on le sollicite et qu'on l'interroge, et que ce qu'il dit n'est jamais la même chose et toujours la même chose. Comme dans une histoire d'amour, ça se déploie selon la même configuration mais toujours de façon nouvelle, souvent de façon inattendue. Cela crée un sentiment d'identité dynamique et encore plus de singularité. On est surpris par ce que l'on dit, par ce que l'on écrit, par ce que l'on fait. Mais si on observe, si on expérimente ces différents propos, ces différents choix, ces différents actes, on s'aperçoit qu'ils sont conduits par un logos, dirait Héraclite, par une logique dirons-nous plus banalement, par un fantasme diraient les psychanalystes, (et un fantasme qui se déploie, qui n'est pas statique). Ce déploiement est sans doute ce qu'il y a de plus fin dans l'identité, dans la singularité de chacun.


Yves Prigent

14/09/2021

Hymne aux couleurs

Les couleurs tissent la durée de l'image
en toi leurs lisières fuyantes
le panache des iris
et la clarté de l'anthélie
l'if vague et fervent lève le chant
de l'eau
son blanc poitrail

dessine d'onde en onde
          la ronde

des mondes égrenés
qui explosent nus

entre tes doigts
galets infiniment polis
par les corolles de la réalité
allumeuses de lumière
comme si vers après vers
de forme en forme multipliables
elles clapotaient en esprit
sur les latérites rouge sang
et que le soleil bas
faisait fourmiller d'étincelles
collines et nuages

arrachées
au plus profond d'un cœur

 


Daniel Martinez

CIMG1277.JPG

Photographie de Daniel Martinez