04/09/2021
"Poésies" de J.W. Gœthe, traduit par Gérard de Nerval, enté de 4 lithographies de François Rouan, éditions La Délirante, 23 mars 1994, 48 pages
Ma déesse
Laquelle doit-on désirer le plus entre toutes les filles du ciel ? Je laisse à chacun son opinion ; mais je préférerai, moi, cette fille chérie de Dieu, éternellement mobile et toujours nouvelle, l'Imagination.
Car il l'a douée de tous les caprices joyeux qu'il s'était réservés à lui seul, et la folle déesse fait aussi ses délices.
Soit qu'elle aille, couronnée de roses, un spectre de lis à la main, errer dans les plaines fleuries, commander aux papillons, et, comme l'abeille, s'abreuver de rosée dans le calice des fleurs ;
Soit qu'elle aille, toute échevelée et le regard sombre, s'agiter dans les vents à l'entour des rochers, puis se montrer aux hommes teinte des couleurs du matin et du soir, changeante comme les regards de la lune ;
Remercions tous notre père du ciel, qui nous donna pour compagne, à nous pauvres humains, cette belle, cette impérissable amie !
Car il l'a unie à nous seuls par des nœuds divins, et lui a ordonné d'être notre épouse fidèle dans la joie comme dans la peine, et de ne nous quitter jamais.
Toutes les autres misérables espèces qui habitent cette terre vivante et féconde errent au hasard, cherchant leur nourriture au travers des plaisirs grossiers et des douleurs amères d'une existence bornée, et courbées sans cesse sous le joug du besoin.
Mais, nous, il nous a accordé sa fille bien-aimée; réjouissons-nous ! et traitons-la comme une maîtresse chérie; qu'elle occupe la place de la dame de la maison.
Et que la sagesse, cette vieille marâtre, se garde bien de l'offenser.
Je connais sa sœur aussi : moins jeune, plus posée, elle est ma paisible amie. Oh ! puisse-t-elle ne jamais me quitter avant que ma vie s'éteigne, celle qui fit si longtemps mon bonheur et ma consolation : l'Espérance !
Johann Wolfgang von Gœthe
traduit par Gérard de Nerval
22:45 Publié dans Auteurs, Traducteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
03/09/2021
Poésie cubaine : Elmys García Rodriguez (traductions inédites de Pacôme Yerma)
Un instant qui pourra imprimer sa marque au silence
J'ai commencé
à marcher sur mes pas
à l'extrême limite de tout,
portée par ce paysage même
qui peu à peu s'est substitué
à mes paroles.
M'arrêtant devant le mur
d'une ville invraisemblable
qui rendait visibles
mes fantasmes,
mon espace lunaire
a clos peu à peu le cercle
de l'hiver humide,
lointain paysage
qui grandit dans les vitraux
d'une autre époque,
cycle de lumière déployé sur ma tête,
comme la saison tardive
sans cesse m'arrête là
dans la quiétude de mes pas.
Si tu pouvais toi y arriver
là où naissent mes racines
et derrière les miroirs
éclipser mes tristesses,
si le temps pouvait se fragmenter
laissant paraître
mes questions essentielles !
Si tu pouvais être le silence
que je recherche
dans la pleine lumière du temps
là où d'ordinaire s'accordent
la raison et l'espérance.
* * *
C'est là même que s'ouvrent tous les chemins
Par la porte est descendue la lune
qui s'est laissée choir devant mon lit,
une petite lampe m'assure
que cette nuit les ombres
empliront ma maison
pendant que j'attends l'homme
qui m'écrira sur les épaules
et aura disparu
en me laissant ses poignards
près de la porte,
les mains marquées
par l'empreinte du temps.
Les ombres accusent les formes de mon corps
le poisson qui surgit de ma bouche
glisse entre mes jambes,
c'est de lui que le chemin s'échappe
entre les mains d'un visage nouveau venu,
la nuit tombe sur moi
et j'allume ma lampe,
mes bras s'ouvrent pour t'accueillir
tes seules absences tiennent dans mon poing.
Ma solitude va grandissant
dès l'instant où tu t'éveilles à l'aube,
j'ai souvenir de mon oreiller vide,
de mon amertume la matinée durant,
le corps glacé
par tant d'attente,
je me demande si
ce qui tressaille ici au-dedans
ne serait pas le galop de tel animal.
C'est là même que s'ouvrent
tous les chemins,
tous les centaures
finissent dans cette étendue léthéenne
d'eau et de cendres,
j'ai cessé alors de regarder tes mains
et tous deux sommes restés là, les bras croisés
face à l'infini.
Elmys García Rodriguez
Holguín, 2002
traduite par Pacôme Yerma
04:17 Publié dans Auteurs, Traducteurs | Lien permanent | Commentaires (0)
01/09/2021
Éditorial de "Diérèse" 30 (été-automne 2005), 250 pages
Arrêts sur image
Dans un monde fait d'épaisseurs superposées, où nous manquons de prises, c'est au poème, toujours et encore, d'explorer de l'intérieur ce que le Temps détruit à mesure, dans un mouvement brownien. Il ne s'agit pas là de constructions mentales, mais de l'attirance qu'éprouve le poète pour cautériser cette blessure qui nous rattache au monde, pour approcher ce qui dans l'ordinaire se dérobe à notre attention, captivée qu'elle est par les faux-semblants, les lieux communs de tous ordres, les bruitages continuels d'une époque littéralement collée au réel et victime de ses propres chausse-trappes.
Le lieu du poème touche aux infinies possibilités d'une mise en lumière de ce qui nous rattache à nous-mêmes, si écartés que nous en soyons, inconscients ou conscients du fait. Effet retour d'un Désir qui vise d'abord - plus qu'à une réinvention du réel - à renouer donc avec la totalité de l'être (sang et sentiments, esprit et chair confondus). Certes, mais la poésie n'a pas de but immédiat, pas d'autre visée que de préparer le terrain au surgissement d'un inconnu qui n'est que l'avers du connu, dans le "simple" souci d'écarter du regard ce qui le tient captif, de chasser de la pensée ses scories. Démarche essentielle, à mon sens.
Dans l'opération de tri que nous faisons des images utiles, aptes à être retranscrites, il y a bien au départ transfert d'un corps, celui du scripteur, dans des corps étrangers qui deviennent alors sa réalité, métamorphosée. Par les mots qui doublent le monde, l'auteur se singularise dans une relation rivale. La parole poétique use de cette approche intuitive et tâtonnante : chrysalide éveillée, échappée du discours ambiant, d'une carence médiatique qui ne date pas d'hier, ce qui ne l'excuse pas.
Désensorceler sa liberté de celle mise en avant par le corps social souligne certaine responsabilité de l'auteur, dans une attitude qui n'est pas pour autant réflexive, mais de partage, dans un mouvement de quête qui embrasse dans le même temps une reconquête, une dimension confisquée. C'est à travers celle-là même que l’œil s'exerce à voir : une recherche jamais assouvie, qui fait par exemple que les mêmes thèmes repris au long de l'histoire littéraire sont exploités (comme on le dirait d'une carrière) de mille différentes manières, sans jamais pouvoir "toucher le fond".
La poésie, on l'a souvent dit mais pourquoi ne pas le rappeler ici, trouve son origine dans le pacte qu'ont scellé les hommes pour qu'existe, au-delà de la violence des rapports originels (peut-être plus actuels qu'on ne veut bien se l'avouer), et se perpétuent des liens qui ne soient pas de rivalité, ni de force. Sans que l'irénisme ne la résume cependant. Si la quête d'une harmonie s'inscrit bien dans la démarche poétique, qui regarde soulignons-le, nature et culture - au contraire de tout manichéisme qui voudrait en faire deux opposés, alors même que ces deux notions sont complémentaires - au final, s'écarter de la volupté de la langue n'est pas chose aisée. On a fait longuement leur procès aux lyriques, au lyrisme en général, peut-être par le trop d'importance accordé aux mots, qui ne sont et ne font pas tout. Mais comment composer sans leur donner leur plein éclat et sans pour autant sombrer dans un sentimentalisme béat ?...
Maurice Chappaz écrivait : "Je ne puis me faire à l'intellectualisme, à la littérature toujours dite de recherche", ce qui lui valut d'être rejeté ou proprement ignoré par certains. Non, la poésie n'est pas un refuge pour initiés ! Avant que d'entrer en résonance avec le lecteur, l'écriture est en premier lieu un condensé de vie, un rejet des forces de mort. Et ce condensé de vie, s'il passe pour le scripteur par une zone obscure à lui-même, atteint également des zones obscures chez l'autre. Plus riche est la langue, plus les voies d'accès sont multiples, voire, pour le meilleur, inépuisables.
... Voilà huit ans qu'a été lancé Diérèse, dont le titre a interrogé plus d'un, par sa polysémie. De fait, ce vocable n'a que peu à voir avec la prosodie classique, mais fait plutôt appel à la césure au sens grec du terme. Césure avec des pratiques qui ôteraient à la poésie la transparence du double : son mystère et son "étrange foudre" ; avec un élitisme déguisé ou pas, un cheminement autocentré ; avec une poésie in vitro plutôt qu'in vivo. Une diérèse dans cette optique, oui : en attente de synérèse, il va sans dire.
En manière de conclusion, il reste à remercier les auteurs et plasticiens qui continuent de participer - au fil des années, par l'envoi de leurs textes, dessins ou peintures - à la bonne santé de Diérèse, et sans lesquels la revue n'existerait pas. Qu'il me soit permis de qualifier ici ce lien d'authentiquement poétique.
Daniel Martinez
13:37 Publié dans Diérèse 30 | Lien permanent | Commentaires (0)