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05/10/2020

De la poésie, pour Pierre Bergounioux

La poésie, dans son essence, est opposition, ouverture maintenue, attente perpétuée. Elle refuse la prose du monde. Elle est en charge des possibles enfouis, des visions que la visée dominante écarte, de ces vues qu'on dit de l'esprit. La politique le sait bien qui, dès sa naissance à elle-même, à la conscience de sa force et de ses fins, de sa nécessité, proscrit les poètes... Ils parlent de ce qui, à ses yeux, n'est point, soit qu'ils nourrissent, à l'écart, des songes purs, soit qu'ils s'obstinent à douter de la nature des choses, à contester ce qui passe pour la réalité.
Nous touchons à une heure incertaine. Les maux de jadis, les famines et les pestes, les grandes tueries, les misères et les travaux d'esclaves ont reculé. Mais une ombre d'une autre nature s'étend sur le paysage. Elle obscurcira, si l'on n'y prend garde, les versants imprévus, les combes infusées de brume et de soleil, les bosquets du rêve, les chemins qui mènent vers l'inconnu, le pays des merveilles. La poésie est création, comme l'indique le nom enfoui sous son nom. Elle était à l'origine. Elle fut de tous les instants, des hautes heures et des temps noirs. Elle est plus que jamais d'actualité en ce vertigineux moment où se pose avec une acuité sans exemple ni précédent la question de notre sens.


Pierre Bergounioux

La naissance de l'écriture, pour Nicole Granger

L'écriture est une parole silencieuse et obscure. Elle vient du fond des soifs, quand l'errance de l'humanité a commencé à devenir parcours conscient et répété vers les points d'eau : écorchures dans l'écorce des troncs d'arbres, foulure des pas dans la ligne des herbes : signes, lignes, lignes de signes, lisibles pour le seul clan des initiés.
Dans l'écriture, il n'y a pas le regard, pas le souffle, pas le timbre de la voix. Pas non plus les hésitations, les répétitions involontaires, les imprécisions que le geste rectifie. Il y a les signes obscurs, clos sur eux-mêmes, abstraits. La parole s'y trouve comme pétrifiée, soudain immobilisée ; elle a perdu ses frémissements, ses halètements, mais en même temps elle a couru plus vite qu'elle-même, au-delà du souffle, dans la saisie de ce qui lui était inaccessible en tant que parole, et que les signes écrits posent devant le regard, provisoirement stabilisés avant l'envol des significations.

Lire est la tâche qui consiste à rendre l'écriture à la parole, d'une part en l'abordant comme une parole, d'autre part en l'absorbant dans sa propre parole pour la rendre - affaiblie ou amplifiée ; dénaturée ou exaltée ; pure ou équivoque, en tout cas transformée toujours - au flot immense du langage. Ce travail de délivrance exige l'acceptation des règles du clan qui va à ses points d'eau par ce chemin. Celui qui ne lit pas est menacé de mourir de soif.


Nicole Granger

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07/01/2020

"Jacques Dupin, comment se porte pour vous aujourd'hui la poésie en France ?"

Il n’y a jamais eu, en France, à ce jour, autant de poètes écrivant, publiant, lisant en public, autant d’éditeurs et de revues de poésie, autant de subsides de l’État pour les soutenir. Certes ils ne sont pas lus. Mais qu’importe. Ils sont là, livres ouverts. Et malgré d’immenses scories, il n’y a jamais eu autant de poètes dont la présence, l’expérience et la pratique soient aussi singulières, instauratrices. La poésie française aujourd’hui est accidentée, contradictoire, intensément vivante. Elle brasse les eaux de multiples courants. Elle accueille et incorpore, comme des ferments qui la stimulent et la transforment, les voix venues d’autres lieux, d’autres langues, d’autres temps. Elle traduit, elle engrange à l’infini. Et dans le miroir de sa lecture innombrable, elle se réfléchit, se met en question. Elle assouplit sa trace, élargit son horizon. S’ouvrant aux souffles du dehors, elle approfondit la découverte et le dénuement de soi. Son ouverture, sa porosité, deviennent son identité…

La poésie telle qu’elle est reçue, ou plutôt conduite, égarée, perdue de vue, me suffit et me comble. Elle n’est pas, et refuse d’être, un genre littéraire, un produit culturel, une marchandise éditoriale. Elle est, par bonheur, déficitaire dans les calculs de marketing. Elle est irrécupérable par l’ordinateur de la diffusion et la herse médiatique. Elle n’a pas de rayonnement au sens où vous l’entendez car elle a renoncé, depuis le premier jour, à l’éclat public, pour l’irradiation dans le corps obscur, la déflagration invisible et les transmutations souterraines. Elle est écriture vivante, écorchée – ou non-écriture en activité dans le sous-sol de la langue – ou projection du désir et des mots de chaque jour dans le balbutiement du futur. Donc absente, donc absente du marché – et c’est là le vrai sens de votre question…

La poésie n’a besoin que de mots. Elle peut exister sans les mots. Elle peut se passer de table, de papier, de tremplin. Elle n’a aucun besoin d’être vendable, d’être lisible. Elle se contente de peu, et de moins encore. Elle vit de rien. Ou de l’air du temps. Du désir, et de la mort. Et du vide qui la soulève… Pourtant elle s’adresse à quelqu’un. A un lecteur inconnu. A l’inconnu de tout lecteur. Elle ne s’accomplit pas sans un partenaire inavouable. Elle en respire, elle ne se détend, que tendue par le désir de l’autre. L’autre étant l’inconnu, elle étant l’absence toujours… Elle va, elle creuse son trou, ou dérive à la surface, ou s’évade à la cime de l’air. Elle est absente, et respire, par le battement noir d’une solitude qui est confrontation avec la langue, avec la mort de la langue, avec sa résurgence éclatée.

Jacques Dupin
1986