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17/01/2020

Winston Link (1914-2000) : le mystère et la magie du train de nuit.

Un photographe du paysage ferroviaire américain

Il n'y a pas que les vaches qui aiment regarder passer les trains. Il y avait aussi O. Winston Link, photographe américain qui, dans les années 1950, a inlassablement documenté la disparition progressive de la locomotive à vapeur dans le paysage américain au profit de machines diesel. Winston Link est mort le 3 février 2000 à l'âge de 86 ans.

Une photo résume le travail fou de ce photographe, une œuvre qui se veut une allégorie du progrès, un témoignage sur l'american way of life. On y voit un couple de dos, enlacé dans une belle décapotable, dans un drive in de Virginie. C'est la nuit, mais la lumière est violente, étrange même, parfaitement déposée sur les nuques et le métal des automobiles. La lumière fait surtout ressortir un train lancé pleine vapeur, sa fumée épaisse et blanche, et l'on se demande ce que ce bolide au bruit qu'on imagine assourdissant fait dans ce paysage paisible de cinéma en plein air, où une cinquantaine de voitures sont sagement rangées face à l'écran. Et sur cet écran, que voit-on ? Un avion qui perce le ciel.

La voiture comme lieu central de consommation ; le train à vapeur quittant la vie dans la nuit ; l'avion qui commence à s'imposer. Une tranche de vie américaine est ici résumée par Winston Link. La locomotive à vapeur surtout, héros quasi exclusif de ses photos. Une méthode de travail est également perceptible dans cette image. Avec son assistant, Link se déplaçait patiemment pour trouver la bonne place. Il portait des tonnes de matériel et usait de puissants éclairages artificiels. Il savait faire surgir le train en des lieux les plus improbables. Il transformait la nuit en jour. Il figeait un mouvement (celui du train) entre instantané et reconstitution. A l'arrivée, Link restituait l'Amérique, avec un brin de nostalgie.

Il était "un authentique génie américain et un excentrique", a écrit John Szarkowski, ancien conservateur pour la photographie du Musée national d'art moderne. Né en 1914 dans une famille modeste de Brooklyn, à New York, Winston Link aimait dès l'enfance monter dans les trains et les prendre en photo avant de développer les images dans sa baignoire. Ingénieur de formation, sa vie tourne en 1937 : un portrait de strip-teaseuse est remarqué et il devient photographe professionnel, montrant un grand savoir-faire technique dans la publicité et l'industrie - maîtrise qui se fera sentir dans ses photos de trains.

C'est à partir de 1955 et pendant cinq ans que Winston Link va développer son travail sur les trains à vapeur sur la ligne Norfolk and Western, qui traversait la Virginie et le Kentucky : 4 000 kilomètres, 2500 photos réalisées. C'est énorme quand on sait la minutie qui présidait à chaque prise de vue, comme dans un film hollywoodien. Le train, ou plutôt la locomotive crachant sa fumée, est toujours là, mais souvent en toile de fond d'une scène de genre quotidienne ou insouciante : des enfants qui se baignent dans une rivière, des pin-up dans une piscine, un homme qui conduit ses vaches, une vieille dame dans son living room, etc. Autant de personnages des années 1950, qui se soucient peu du train et évoluent dans une ambiance nocturne paradoxale (on se baigne rarement la nuit). Le tout est d'une précision optique parfaite.

Winston Link voulait faire revivre "le mystère et la magie du train de nuit". Son souci maniaque du détail - tout semble en place, y compris le train, qu'il ne contrôlait pas - lui permet de reconstituer la vie, de la rendre plus vraie que la vraie vie, de montrer comment elle s'est développée, de la ville à l'ouvrage d'art, autour de la voie ferrée.

Link était peu reconnu dans son pays, qui ne lui a pas consacré une exposition d'envergure. Il était presque plus connu en France, où la galerie Samia Saouma l'a exposé en 1984 et en 1988. Son ex-femme a été condamnée à la prison, dans les années 90, pour lui avoir volé 1 400 épreuves. Mais la notoriété, avec la nostalgie galopante, grimpe. Dans son numéro de janvier 2000, le magazine Vanity Fair rendait hommage aux monstres sacrés de la photographie ayant passé les quatre-vingts ans. Winston Link y figurait en bonne place, trônant sur une vieille locomotive à vapeur.

Michel Guerrin

16/01/2020

"Dis-moi tu !", un poème de Jean Rousselot

Tirelire ! Tirelire ! dit l'alouette. Mais on ne l'a jamais vue
mettre un sou de côté.

Plus vite ! Plus vite ! dit le merle aux ouvriers. Mais lui
passe son temps à enfiler des perles de rosée.
Je n'y crois pas ! Crois pas ! Crois pas ! dit le corbeau
en secouant ses manches. Mais tout ce qu'il voit, il le mange.
Faites que tout brille ! Brille ! ordonne la pie. Mais jusqu'au
crépuscule, elle jouit de la vie, dans son fauteuil à bascule.
Des couleurs j'ai ! Des couleurs j'ai ! dit le geai. Mais quand
tu veux l'admirer, il a déjà filé.
Dis-moi tu ! Dis-moi tu ! dit le moineau dodu. Mais dès
que tu ouvres la bouche, il s'effarouche.
Et que dit le serein ?
On n'y comprend rien.
C'est peut-être du latin.


Jean Rousselot

 

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15/01/2020

Une lettre inédite d'André Breton ; La notion de "hasard objectif" dans le Surréalisme.

En pages 187-188 de Diérèse 70 a paru une lettre inédite d'André Breton à Daniel Abel, interviewé par Bruno Sourdin. Pas d'écho de celle-ci chez mes confrères - peu importe, la caravane passe :

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En septembre 1965, après la naissance de son fils, Daniel Abel était moins disponible pour assister aux réunions du groupe. Il le regrette et s’en ouvre à Élisa. Ému, André Breton lui adresse cette belle lettre pour lui réaffirmer son amitié et lui donner des conseils d’écriture.

Paris, le 4 octobre 1965.

Cher Daniel Abel,

Élisa m’a fait part de votre lettre qui m’émeut. Je m’attriste de vous voir malheureux, ne serait-ce qu’en raison surtout d’une nouvelle résidence. Il m’est très pénible aussi de sentir que vous n’avez pas trouvé auprès de nous tous, pourtant vos amis, la chaleur qu’il vous fallait. Je sais qu’elle a manqué aussi à votre femme puisque avant vous, même, elle a cessé de venir et cela me consterne car je ne pense de vous deux que du bien, je ne vous veux à tous deux que du bien. Je crois que ce qui a pu jouer contre nous, c’est paradoxalement votre extrême gentillesse, ce don sans réserves de vous-même qui – comment dire ? – vous laisse parmi nous sans point d’insertion à partir duquel vous pourriez vous diriger plus efficacement, parce qu’en possession de votre aplomb, au sens physique du terme. Ce que je vous dis là, est-ce que cela fait sens pour vous ? Si j’en doute un peu, c’est que je ne suis jamais parvenu, sur un autre plan, à vous faire entendre que ce que je reprochais aux textes successifs que vous m’avez fait lire, c’est que vous vous y livriez, abandonniez, à l’énonciation pure et simple de ce que vous enregistriez tant sur le rapport de la sensation que du sentiment et que je suis persuadé qu’aucune communication de quelque prix ne peut être obtenu de cette manière. La plus bouleversante émotion que vous aurez pu éprouver, vous tout aussi bien que moi-même, échappe totalement à la transmission directe. C’est en gardant pour vous jalousement ce qui la motive, en transposant aussi largement que possible, qu’elle aura chance de passer dans vos accents et de gagner le cœur des autres : autrement, rien. Je ne sais quelle résistance cela rencontre chez vous. Comprenez bien, cher Daniel, que sans cette transmutation il ne saurait être de surréalisme, - qu’il n’est pas possible de vouloir œuvrer à l’intérieur du surréalisme si l’on n’a pas commencé non seulement par admettre cela, mais par le faire rigoureusement sien.
Votre malaise parmi nous n’a sûrement pas d’autre origine. Qui sait, votre complexion vous interdit peut-être la sorte d’opération mentale que je préconise en poésie comme dans l’art et alors, pourquoi pas ? Mais vous ne pourriez vous plaindre de ne pouvoir tout à fait vous mêler à ceux qui la tiennent pour la première règle du jeu. De toute manière, il ne saurait rien y avoir là pour vous d’infériorisant. Ceci dit, je persiste à vous conseiller d’écrire beaucoup moins et d’être de plus en plus difficile envers vous sur ce plan.
Élisa et moi nous vous souhaitons de vous apprivoiser très vite à Nangis et vous adressons à tous deux nos très affectueuses pensées.

André Breton

Un lettre qui me semble d'autant plus intéressante qu'elle valorise le travail de l'auteur sur les mots et sur soi ; et qu'elle relativise la notion de hasard (heureux) qui se suffirait à lui-même. L'effort directeur du poète (ou du plasticien) en sort renforcé. A relire cette phrase d'André Breton, entre toutes : "La plus bouleversante émotion que vous aurez pu éprouver, vous tout aussi bien que moi-même, échappe totalement à la transmission directe."
DM

*

Concomitamment, il m'a semblé nécessaire de vous donner ici même quelques précisions, via Gérard de Cortanze, sur :

"La notion de "hasard objectif", qu'on pourrait rattacher à la crise des sciences qui s'est ouverte dès la fin du XIXe siècle (l'attribution du prix Nobel à Einstein en 1921 pour sa théorie de la relativité en est le signe ultime) mais aussi à la "synchronie" comme principe d'enchaînement a-causal élaborée par Jung (Natureklarung und Psyché, 1952) emprunte, d'après Breton à Engels ("la formule de manifestation de la nécessité") et à Freud (l'analyse nous permet de trouver un "désir" à l'acte qui ne semblait résulter que d'une coïncidence) : "c'est le besoin d'interroger passionnément certaines situations de la vie que caractérise le fait qu'elles paraissent appartenir à la fois à la série réelle et à une série idéale d'événements, qu'elles constituent le seul poste d'observation qui nous soit offert à l'intérieur de ce prodigieux domaine d'Arnheim mental qu'est le hasard objectif". (Limites non frontières du Surréalisme, 1937).

Dans Nadja (1928) et dans Les Vases communicants (1932), Breton s'était plu à relever quantité de coïncidences de faits et de signes, de rencontres et d'événements inattendus, mais c'est dans L'Amour fou (1937) qu'il systématise ce qui deviendra un des principaux champs d'investigations du Surréalisme. Ainsi la rencontre "inopinée" dans le quartier des Halles, un 29 mai 1934, avec une femme "scandaleusement belle", celle-là même qu'il avait décrite dans un poème daté de juin 1933, "Le Tournesol", et qui apparaît comme un récit anticipé de l'aventure, le confirme dans l'hypothèse déjà exprimée dans Nadja que la vie demande "à être déchiffrée comme un cryptogramme", qu'il existe une continuité des événements du monde, que la frontière entre subjectif et objectif exige d'être abolie, donc que le hasard n'est plus "que la rencontre d'une causalité externe et d'une causalité interne, forme de manifestation de la nécessité extérieure qui se fraie un chemin dans l'inconscient humain."

Dès lors, sa conception du "hasard objectif" ne variera plus, et lorsqu'il la reprendra dans Arcane 17, ce sera moins pour l'infléchir que pour la préciser. Employée dans le jeu du "Cadavre exquis", cette mystique des rencontres ne prospectera plus uniquement dans le domaine des êtres mais débordera sur celui des objets et des choses, dans la "trouvaille", ce "merveilleux précipité du désir". Une enquête, publiée dans Minotaure (n°3-4), et dont les deux questions étaient "Pouvez-vous dire quelle a été la rencontre capitale de votre vie ?" et "Jusqu'à quel point cette rencontre vous a-t-elle donné, vous donne-t-elle l'impression du fortuit ? du nécessaire ?" recevra cent quarante réponses."


Gérard de Cortanze