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Rechercher : Henri Thomas

De la traduction : de la poésie chinoise, en particulier

Un gros problème se pose, quant à la traduction de la poésie chinoise : on trouve en la matière très peu de traducteurs réellement bilingues, ce qui fait que l'on est souvent en présence d'un binôme... Un lettré français, plus un traducteur rétribué pour l'occasion : le premier peaufine, le second lui livre la matière brute, à travailler à sa guise. En règle générale, le résultat est peu probant au regard de la fidélité au texte, quel que soit l'éditeur, qui n'entend que peu à la chose (non des moindres, au demeurant), les canons de la poésie chinoise ne répondant que de loin à ceux de la poésie occidentale.
Sauf le respect que je dois à certains noms éminents (parmi lesquels François Cheng) je ne crois pas honnête de laisser entendre aux lecteurs, lisant lesdites translations, que le texte originel y est toujours respecté... Que penser alors ? Qu'une bonne partie de ce qui a été adapté du Chinois, avec les meilleures intentions du monde, est à revoir, à commencer par les translations de la période Tang. En effet, le lyrisme notamment, y est le plus souvent absent. Et l'on continue néanmoins à présenter comme "traductions" nombre de poèmes qui ont été transformés pour être lisibles par le lecteur occidental, en y ajoutant deci delà de petites touches au demeurant fort sympathiques, mais qui s'écartent sensiblement du texte chinois.
Je ne voudrais pas ici jouer les Henri Meschonnic (un poète ayant publié dans Diérèse, pour lequel j'ai par ailleurs grand respect et qui a traduit le plus fidèlement "Le Cantique des cantiques") mais tout de même, cessons de vendre aux lecteurs de l'Hexagone en particulier, tant et tant de traductions approximatives des poètes de l'empire du Milieu. L'argument économique : faire connaître à tout prix si je puis dire une poésie plus complexe qu'à première vue -  est insuffisant. Je vous le dis en toute connaissance de cause, mon épouse étant chinoise, spécialiste en méthodologie des langues.
Merci pour votre écoute.
Amitiés partagées, Daniel Martinez

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24/08/2019 | Lien permanent

”Précis de l’hors rien, un petit opéra muet pour les poules, les astres et les océans”, de Matthieu Messagier, illustrat

On ne présente plus Matthieu Messagier, né en 1949 - qui a publié quelque 24 pages inédites de son Journal : "Les arts blancs de la varicelle (Débris d'un journal éperdu) in Diérèse 64. Éloigné des grandes structures éditoriales, son abondante bibliographie illustre une vie entière dédiée à la Poésie, sans souci trop marqué de reconnaissance par ses pairs ni d'alimenter le dépôt légal (pas plus que de s'enfler d'illusions de grandeur). Faisant sienne la remarque de Thomas Mann : "L'art ne constitue pas une puissance, il n'est qu'une consolation." La Fée Morgane, plus d'une fois et à juste raison, lui a ouvert ses portes, voici un extrait de son "Précis de l'hors-rien..." :

 

The Park Lane Hotel
Piccadilly
London England


Il n'est à peu près qu'une seule chose dont je sois réellement fier : avoir sacrifié mon pauvre talent sur l'autel de l'oisiveté. Combien de fois, pour prendre exemple, ai-je sciemment refusé de me relever la nuit pour noter des pages entières qui me venaient de loin et qui sont plus exactes au sens de la constellation d'un merisier en armes et en paix repues.


Il ne sert de rien d'être plus ou moins à force d'exagérations et d'immortalités individuelles hors de propos ; l'esprit se réduit en poudre, poudre de ses propre riens s'il ne sait pas les laisser filer comme les bouchons d'un filet de pêcheur mais se plaît à les empiler...


Par-dessus la ville un comble d'innocences au corps usé rapporte tout ce que j'ai écrit et son contraire.


* * *

 

Bolgatty Palace Hotel
Mulavukad P. O.

Cochin


Et d'ici aussi et d'ailleurs je verrai le Potala émerger des brillances d'une correspondance immémoriale oubliée des lobes - je verrai la maison de la révolution, la grande pelouse aux saris multicolores, le palais du gouverneur hollandais sur la Venise indienne et le consul alcoolisé qui étudiait la vie et les mœurs des geckos dans une forêt de marbres et de bois sculptés avec vue sur le bleu infini - du plus bel hôtel du monde à toi le double des sensations du Légia de Varsovie au cœur de la rue Picpus.

 

Matthieu Messagier

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28/12/2019 | Lien permanent

Vie d'Antonin Artaud

Peu avant Noël 1942, Robert Desnos adresse un courrier à Euphrasie Artaud : "Madame, dès le lendemain de votre visite je me suis occupé de votre fils et de mon ami. J'ai la joie de vous dire aujourd'hui que mes démarches ont abouti. Si vous êtes d'accord mon ami le Dr Ferdière de passage à Paris emmènera Antonin avec lui dans l'asile dont il est le Directeur et où il garantit qu'il sera bien nourri, bien traité et même qu'il jouira d'un relative liberté. L'hôpital dont il s'agit est celui de Rodez en Aveyron." Il laisse son numéro de téléphone en cas de besoin : Opéra 89-31. En janvier 1943, il avertit Gaston Ferdière : "Je suis allé à Ville-Evrard jeudi, Artaud devait partir le lendemain vendredi 22. Je l'ai trouvé en plein délire, parlant comme saint Jérôme et ne voulant plus partir parce qu'on l'éloignait des forces magiques qui travaillent pour lui. [...] il paraît bien installé dans ses phantasmes et difficile à guérir." Desnos ajoute en post-scriptum : "Artaud va certainement me considérer comme un persécuteur !"

Après six ans d'internement (à Sotteville-lès-Rouen, Sainte-Anne, Ville-Evrard) et quelques péripéties pour franchir la ligne de démarcation, Artaud arrive à Rodez le 11 février 1943. Ferdière l'invite à sa table, il l'invitera souvent. Artaud "engloutit bruyamment les aliments, les triture sur la nappe, rote en mesure, crache par terre et, avant la fin du repas, se met à genoux pour psalmodier." Plus tard, à Paris, invité chez les Dullin, il pisse sur le tapis au prétexte que les chiens le font bien.

Dès le mois de mai, il réclame quelques améliorations de l'ordinaire : prendre un bain chaque jour, éviter la promiscuité de la baignade en commun, (qui "offense [ses] sentiments religieux et [sa] chasteté"), être rasé tous les jours, "car il n'y a rien qui maintienne dans un mauvais état mental comme de ne pas être rasé." Il réclame une brosse à dents, bien qu'il n'ait "à peu près plus de dents", il lui en reste "exactement 8 sur 33". Il veut aussi du miel, du riz sucré, de la semoule et du tabac. Il écrit à sa famille pour lui demander du beurre, du chocolat, des galettes. Il réclame de l'opium, "antidote de l'érotisme et des envoûtements", ou, à défaut, de l'héroïne, du laudanum, de la morphine, de la mescaline. Il communie trois fois par semaine, fume, chique et prise. Il ignorera, la guerre durant, l'existence d'une carte de tabac. Il a besoin d'un pantalon neuf, d'une chemise, "n°40 de tour de cou" et d'une "cravate bleu foncé". Lors de sa sortie définitive, on peinera à lui trouver une paire de chaussures ; il a de très grands pieds.

"La main d'Artaud a dû réapprendre à écrire, à dessiner", dit Gaston Ferdière. On lui procure des carnets de brouillon, "des crayons de toutes sortes et du papier de tous formats". Le médecin l'incite à répondre aux lettres de ses amis, à Jean Paulhan, Henri Parisot et d'autres...

Antonin raconte la légende des Saintes-Marie-de-la-Mer. Les saintes Maries, qui ont abordé là après le supplice du Golgotha, étaient quatre : Marie-Bethsabée, Marie Galba, Marie l'Egyptienne et la Vierge Marie. Le nom civil et social de l'une d'entre elles était Marie Nalpas (nom de jeune fille de la mère d'Antonin). Divers occultistes réputés l'ont confirmé ! L'histoire peut continuer, certainement. "[...] moi, je ne suis plus qu'un écrivain qui se remettra certainement à écrire dès qu'il se sentira un peu plus heureux, ce qui lui revient ici de jour en jour et depuis quelques jours." Dont acte.

Jacques Lacan a examiné Artaud à Sainte-Anne, en 1938, il l'aurait déclaré définitivement "fixé" et perdu pour la littérature. En avril 1946, Antonin écrit à Ferdière : "Vous donner à lire à vous un de mes textes n'a jamais été pour moi le soumettre à l'administration, mais au contraire le donner à lire à un ami qui a toujours aimé ce que j'écrivais dans le vif de la vie."

A lire, toutes affaires cessantes, à la BnF car l'éditeur a fait faillite, et la plupart des exemplaires de ce livre ont été passés au pilon : "Les mauvaises fréquentations, mémoire d'un psychiatre", de Gaston Ferdière, éd. Jean-Claude Simoën, août 1978.

Je vous parlerai un autre jour de Marie-Louise Termet, la femme dudit médecin, qui devait quitter Gaston Ferdière pour vivre avec Henri Michaux... et quitter ce monde, dans des conditions tragiques.

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Diérèse 38, octobre 2007, 248 pages : Jean-Christophe Ribeyre

Comme je le dis à ceux qui m'interrogent sur le sujet, je n'ai aucun ennui avec le passé qui est une constituante à part entière du présent. Il n'y a rien de plus injuste à mon sens que de flatter à l'excès le plus actuel, aujourd'hui plus que jamais (dans l'écriture : le problème des avant-gardes en général, qui devraient à l'occasion consentir à se relire)... L'immédiat n'est qu'un jeu, il convient de savoir le rejouer (lexique théâtral) pour l'assimiler ou le récuser selon, hors son immédiateté. Ce vingt-et-unième siècle, de si mauvais augure, cristallise la célèbre formule nietzschéenne... et ce n'est pas rien. En nous renvoyant par effet retour, à ce que nous sommes (devenus). "Toujours, garde en réserve de l'inadaptation" (Henri Michaux, Poteaux d'angle, 1981).

Le numéro 38 de Diérèse, aujourd'hui épuisé, a été préfacé par Henri Meschonnic. Ce qu'il écrivait, de la plus belle eau, continue de résonner en moi :
     "C’est le poème qui fait ce que font les mots, pas les mots qui font le poème. Je l’ai dit dans Vivre poème. Il est vrai que cela produit un drôle d’effet, entre truisme et paradoxe. Justement tout le travail de la pensée n’est-il pas de travailler à faire que les paradoxes deviennent des truismes ? Baudelaire avait bien dit : « créer un poncif, c’est le génie ». Il faut créer des poncifs. 

     Ainsi, dire que c’est l’œuvre qui fait l’artiste, plus que l’artiste qui fait l’œuvre. Élémentaire. 
     Mais qu’est-ce qui est mieux pour la santé, de se rouler dans des paradoxes, ou dans des truismes ? En voilà une question. Mais non, puisqu’on a déjà la réponse. Ce sont les paradoxes qui sont les truismes de l’avenir. C’est pourquoi je continue, histoire de respirer et de rire. 
     Le truisme dit : ce sont les langues qui sont maternelles. Le paradoxe dit : ce ne sont pas les langues, ce sont les œuvres qui sont maternelles. Ensuite, on en attribue les qualités aux langues. Et on confond langue et discours, langue et littérature, langue et culture. Ce délicieux répertoire de clichés culturels, où rit le génie de la langue. Le génie qui remplace celui qui manque à ceux qui se confient à lui, qui sont confits en lui... "
    Reproduites ici les pages 138-139, avec un poème de Jean-Christophe Ribeyre :

Vivre, oui, ce serait recoudre…


Vivre, oui, ce serait recoudre 
ce qui demeuré seul s’est déchiré, 

ce qui s’est effondré 
et que l’on entasse toujours un peu 

parmi les bibelots, parmi les vêtements usés, 
au plus profond de la vieille maison de chair, 

ce serait reprendre le poème 
où nous l’avions laissé, faute de mieux, 

gisant au sommet 
de la pile menaçante des lettres à écrire, 

à relire, du courrier auquel il faut répondre, 
on l’avait délaissé 

pour de plus urgents méandres 
où nous jeter, 

nous avions mieux à faire sans doute, 
il nous fallait nous aussi nous effondrer.

Vivre, ce serait 
retrouver cet ami aujourd’hui oublié 

qui a surgi en rêve, 
avec lequel nous aimions parler 

jusque très tard
et rire, et qui s’en est allé un jour

derrière l’épais rideau de foule, 
pour une fois vivre 

ne serait pas fuir, ne serait plus se dérober, 
ce serait non pas oublier, 

non pas souffler 
sur la lueur secrète des cicatrices, 

mais se laisser accompagner 
comme ces oiseaux reconnaissants 

qui n’ont plus rien à perdre 
et acceptent, brisés, l’abri de paume, 

vivre, ce serait cela peut-être, 
se laisser recoudre de vivantes paroles, 

comprendre que l’on est brisé.


Jean-Christophe Ribeyre

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19/07/2021 | Lien permanent

”Indalo”, Christian Saint-Paul, éditions Encres Vives, 6,10 €

Christian Saint-Paul que les auditeurs de "les poètes" (le jeudi de 20h00 à 21h00 sur Radio Occitania) connaissent bien, a publié en avril 2015 Indalo aux éditions Encres Vives qu'anime Michel Cosem. Wikipédia nous renseigne sur ce nom pas très commun : "l'indalo est le symbole de la ville d'Almería, de sa province et de ses habitants". Cette charmante ville d'Andalousie, son petit aéroport où les cigales se laissent entendre en soirée, est un point d'ancrage idéal pour déguster d'excellents fruits de mer en bord de côte à Roquetas de Mar (simple suggestion de votre serviteur, au demeurant).

Mais trêve de digressions, ce recueil mérite à plus d'un titre votre attention. J'ai particulièrement aimé les poèmes 10 et 11, et ne puis résister au plaisir de citer le premier ici :

10
Le poète par sa naissance
possédait le nom de cette ville pétrifiée de soleil :
Lorca
imitant Henri-Marie-Raymond de Toulouse-Lautrec
qui portait haut le nom de la cité occitane...
Pour se hisser à la Forteresse du Soleil
- nom du château qui protège la ville -
nous grimpons dans le quartier gitan
où la vie enfin apparaît
refoulant l'empreinte d'une vieille tragédie....
Le poète Pechuge
a vécu là au pied de ce quartier en hauteur.
Lorca
le fête
reconnaissante de ses beaux vers sur la ville...
Dans la Forteresse du Soleil
priaient les Juifs.
Les paroles psalmodiées s'en sont allées
avec le vent des oiseaux.
Dans les grands jardins
les religions se sont enfuies
vers un héritage invisible...
Les chrétiens de Lorca
qui n'avaient pas de portes du non-retour à passer
laissèrent les lieux en l'état.
Désabrité en sa demeure
Dieu a veillé sur sa pauvreté
et seule en Espagne cette synagogue
n'a pas été reconvertie
en temple chrétien.

                   Christian Saint-Paul

Cette "tolérance" religieuse se retrouve dans les vers du poème 11, avec cette fois l'évocation du château Nogalte, et des habitations troglodytes qui l'entourent, comme en Afrique (nous ne sommes pas loin de Tanger). La rivière El Cano ressemble à s'y méprendre aux oueds asséchés dont nous a longuement parlé Isabelle Eberhardt... Ce recueil de Christian a été chroniqué in Diérèse 66.

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02/10/2017 | Lien permanent

Les livres commentés in Diérèse 69

A grands pas dans l’automne, Stéphane Amiot, éditions Alcyone, 2016, 20 €
Aïeul, Jeanpyer Poëls, éditions La Porte, 2016, 4 €
A la pleine lune, Fadwa Souleimane, traduit du syrien par Nabil El Azan,éditions Le Soupirail, 2014, 12 €
Carnet d’Orphée, Thierry Metz, éditions Les Deux-Siciles, 12 €
Ceux qui se taisent, Bruno Doucey, éditions Bruno Doucey, 2016,15 €
Feu nomade et autres poèmes, Gérard Chaliand, éditions Poésie/Gallimard, 2016, 7,20 €
Gris de trottoir et d’errance, François Maubré, éditions Aspect, 2016

J’avais quelque chose d’urgent à me dire, Guy Chaty, éditions Henry, 2016
Je, Tu, Il. Remonté le temps, sondé le silence, Claude Cailleau, éditions Tensing
La Beauté gifle comme un grain, François Laur, éd. Raphaël de Surtis, 2016, 15 €
La Fée aux larmes, Jean-Yves Masson, La Coopérative,2016,14 €
La Fête des mots, Bengt Emil Johnson, éditions Lanskine, 2016, 14 €
Le Hors-venu Contes brefs, Jean Bensimon, éditions L’Harmattan, 17,50€
Le midi des coquelicots, Michel Cosem, éditions Encres Vives, 2016, 6,10 €
Lignes de terre, Pierre Sladden, éditions L’Harmattan, 2016,10,50€
Lorsque la parole s’étonne, Danièle Corre, éditions Aspect, 15 €
La Maison de la Gaieté, Denis Montebello, éditions Le Temps qu'il fait, 14 €

Maintenant que je suis un vieux singe, Louis Savary, éditions Les Presses littéraires
Mémoires sans visages, Colette Gibelin, éditions Le Petit Véhicule, 20 €
Nuits, Gérard Bocholier, éditions Ad Solem, 2016, 19 €

Parcours, Gérard Cléry, éditions Spered Gouez, 2015
Passage, François David, illustrations de Consuelo de Mont-Marin, éditions Les Carnets du Dessert de Lune, 2014, 10€

Prisme, Christophe Agou, Daniel de Bruycker, éditions La renverse, collection Deux choses lune, 16€
Roi nu(l),Gérard Cléry,éditions Librairie Galerie Racine,2016,15 €
Silence Etoilé, Denise Borias, éditions du Cygne
Tectoniques, Antoine Choplin, éditions Le Réalgar, 2016, 14€
Ton visage dans le ciel, André Sagne, éditions Encres Vives, 2016, 6,10 €
Venise, notre reflet, Denise Borias, éditions du Cygne

CAIRN BLOG.jpg

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22/11/2016 | Lien permanent

Boris Pasternak, traduit par Michel Aucouturier

III


Le livre n'est qu'un cube de conscience brûlante, et fumante, et rien d'autre.
Le cri du coq de bruyère au printemps, c'est le souci que prend la nature de la conservation des volatiles. Un livre, c'est comme un coq de bruyère au printemps. Il n'entend rien ni personne, assourdi par son propre cri, absorbé dans son propre cri.
Sans lui l'espèce spirituelle n'aurait pas de succession. Elle s'éteindrait. Les singes n'avaient pas de livres.

IV


La vie ne date pas d'hier. L'art n'a jamais commencé. Il a toujours été là, avant même de devenir.
Il est infini. Et ici, en cet instant, derrière moi et en moi, il est tel que, comme par le souffle d'une salle des actes aux portes soudain grandes ouvertes, je me sens enveloppé par la fraîcheur et l'élan de son omniprésence et de sa pérennité : comme si on assignait l'instant à prêter serment.
Pas un seul vrai livre n'a de première page. Comme le murmure de la forêt, il prend naissance Dieu sait où, et grandit, et roule, réveillant les fourrés les plus secrets, et soudain, à l'instant le plus obscur, le plus étourdissant et le plus panique, parle, parvenu à son terme, par toutes ses cimes à la fois.


VI


En se livrant à ses fantaisies, la poésie rencontre la nature. Le monde vivant, réel, c'est l'unique dessein de l'imagination qui a réussi un jour et qui, jusqu'au bout, reste toujours réussi. Le voilà qui continue, dans un succès de chaque instant. Il est toujours aussi réel, profond, passionnant à ne pas pouvoir s'en détacher. Ce n'est pas lui qui pourrait vous désenchanter au bout de vingt-quatre heures. Il sert au poète d'exemple bien plutôt que de modèle à reproduire.


Boris Pasternak

Ce texte a été écrit en 1918 et publié en 1922, il constitue une sorte de manifeste définissant les positions esthétiques de Pasternak au lendemain de Ma sœur la vie, le recueil lyrique de l'été 1917, traduit par Michel Aucouturier et Hélène Henry (Bibliothèque de la Pléiade, 1990).

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18/01/2021 | Lien permanent

Une lettre (inédite) de Pascal Ulrich - 1964-2009

Pascal et moi commencions à correspondre, j'avais évoqué le poème "Clown" de Henri Michaux, où le poète pléiadisé post-mortem (libertaire d'esprit, il s'y était toujours opposé de son vivant) se comparaît à un clown "à force d'être nul / et ras / et risible". Un sentiment d'échec lancinant chez Pascal, qui lui pesait, en fait, comme tout un chacun dans la circonstance. En deux pages, cet été 2000 (les 23 et 24 juillet), il résume ce qui lui fait mal et le taraude, en son for. Lisez plutôt :

ULRICH XI e BLOG.png

ULRICH XII e BLOG.png


     23 juillet 2000

     Salut cher Daniel,

     Comprendre l’autre, ça tient de la tentative. À peine peut-on soulever quelques coins du voile au risque de trouver l’insignifiant (et bien sûr ça vaut pour moi aussi). Mais quand on a décidé de vivre, il faut la tenter la tentative (d’approche, d’accostage…) avec le signifiant qu’on voudra bien y mettre et tant que c’est possible dans les sphères de la sincérité.

* * *

     24 juillet

     On me reproche parfois mon manque d’ambition (ça me fatigue comme énormément de choses par ailleurs) mais si j’en avais je risquerais de réussir (et ça c’est un terme de compétiteur (très fatiguant, ça, la compétition).

* * *

     À part ça je suis dans un point d’interrogation.
     À vif ? En fait je suis toujours à vif et c’est pourquoi c’est si difficile parfois. Mais il ne s’agit pas de se plaindre et d’ailleurs auprès de qui ?
     « Clown » de Michaux c’est tout à fait dans l’esprit de tout ça qui précède l’effondrement qui va avec le rebondissement car que faire d’autre sinon rebondir (même dans le néant plein de la musique de Traffic (Winwood, Wood, Capaldi) à l’instant.
      Je vais sans doute (sic) passer quinze jours chez l’ami Robert Roman. Départ mi-août.

     À bientôt !
     Le meilleur pour toi.
     Pascal.

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20/05/2018 | Lien permanent

”Géant des profondeurs”, Angel Guerra et Michel Segonzac, éditions Quae, 144 pages, 18/11/2014, 20 €

A propos du calmar géant

Le calmar géant fait partie des derniers mystères de la planète. Michel Segonzac, l'un des deux auteurs de Géant des profondeurs, attaché honoraire au Muséum national d'histoire naturelle, s'est entretenu sur le sujet avec Audrey Chauvet mercredi 11 mars 2015, lors d'une conférence à l'Institut océanographique, à Paris :

Pourquoi les scientifiques s'intéressent-ils au calmar géant ?

"C'est le plus grand invertébré de la planète, et aussi le moins connu. Les Japonais ont réussi à le filmer pour la première fois dans son milieu naturel en 2012. On le connaissait depuis l'Antiquité, il y avait des mythes autour de cet animal, mais il a fallu attendre le milieu du XIXe siècle pour être sûr qu'il était réel.

Que reste-t-il à découvrir sur lui ?

Son comportement, sa physiologie, quelles sont ses proies et ses prédateurs, comment il se reproduit, comment il vit dans des milieux obscurs... C'est un animal sur lequel on sait encore très peu de choses, même si a priori c'est l'animal qui a le plus gros œil, avec 25 cm de diamètre, soit la taille d'un ballon de football. Son bec énorme lui permet de déchiqueter ses proies.

Pourrait-il y avoir d'autres grands animaux inconnus dans les profondeurs des océans ?

Les espèces de grande taille en général ne nous échappent pas, mais quand on voit l'étendue des grands fonds et le peu qu'on a exploré, on n'est pas à l'abri de surprises. Il pourrait exister un animal de légende, un poulpe gigantesque de plusieurs dizaines de mètres.
Pour les animaux de petite taille, on est sûr qu'on peut encore trouver des espèces nouvelles. On estime aujourd'hui qu'on a identifié 260 000 espèces marines et qu'il en resterait 1 500 000 à découvrir."


Michel Segonzac

Au fil de ces pensées, qui pour moi touchent à l'onirique, cette phrase de Thomas de Quincey me revient, sans crier gare :

"L'organe du rêve, conjointement au cœur, à l'œil et à l'oreille, compose le magnifique appareil qui force l'infini à rentrer dans les chambres du cerveau humain." Il me plaît d'imaginer que le rêve vigile se cultive, s'entretient comme un domaine réservé où l'on entre paré de ses chimères. Et que l'aura qui l'enveloppe le protège des incursions d'un réel trop pesant. Fuite, m'objectera-t-on, quand il ne s'agit que de se recomposer, sans se perdre pour autant ; mais encore de refuser de se dissoudre dans le monde. DM

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20/10/2020 | Lien permanent

”Sept figures palustres pour Jean-Luc Brisson”, de Laurent Debut

De ce livre, qu'a écrit et édité Laurent Debut, poète et fondateur des défuntes éditions Brandes, enté d'un estampage électrolytique de Jean-Luc Brisson :

"Sept figures palustres pour Jean-Luc Brisson", (tiré à 120 exemplaires le 2 mars 1985)

on retiendra ses vers brefs, taillés à la serpe, aux accents chariens, dans la lignée de ceux d'un Jacques Dupin in "Une apparence de soupirail" (éd. Gallimard, 1982) :

"Mécanique des faces, entame au cœur foudroyé / la grenouille adopte le mouvement / et le mouvement est une couleur de la peinture.",

ou :

"Lente ligne en écart qui t'alimentes d'acidités, / ta palme ira noyant son ombre. L'éclat des matériaux / qu'on rive au futur se venge du dissecteur.

 Variation autour de la grenouille donc, la grenouille de laboratoire, livrée à la cruauté humaine (c'est le sujet de la gravure même), pour en arriver à cette phrase conclusive :

"En profusion d'herbe, dit la grenouille, je goûte le souffle d'une terre qui caresse la lèvre parce que nous ne savions pas que le jour commence aux premières eaux, ces passions, comme le sang ne connaît que le voyage du sang."

Chaque aujourd'hui de la vie du monde, chaque instant de l'expérience personnelle est comme tissé dans ce livre à la mystérieuse totalité d'une création dont le plus grand des "dépréciateurs" serait l'homme, qui pour se dédouaner en appelle à la culture, en dépit de ce que nous offre la nature donc. Ici s'inscrit le verbe du poète, lui qui souvent invoque une présence qui se fait attendre, qui avive le désir - ou le contredit. Puisque le statut du signe est aussi bien tourné vers l'avenir que vers le passé, il en résulte que la parole poétique en elle-même renvoie à cette double tension entre le sentiment, voire l'affectif qui touche à notre condition humaine et son expression : une condensation de la temporalité, nourrie de l'observation du monde, distraite des racines de la création.

Alors : "Tout est fortune pour l'image / du lieu où se partagent les effets du courant."

Et : "Le fil de l'eau conduit la source pour être raconté..."

Balance où la vie va, la vie vient, ou quitte la partie, mangée de nuit. Quand le poète, lui, rêverait que le fleuve du cœur toujours et sans fin fraye sa route à grandes foulées, à grandes eaux farouches... "La bête en moi qui bouge / en elle un ange rêve...["Contrechant", Jacques Dupin, in Cahiers GLM, mai 1949 ; repris dans "Cendrier du voyage", éd. GLM, juin 1950].

Rappelons s'il en est besoin que les éditions Brandes était une maison associative née en 1976, qui cessa ses activités à la mort de son fondateur Laurent Debut, en 2014. Que Jean-Luc Brisson est un artiste plasticien, créateur de jardins, professeur à l’École Nationale Supérieure du paysage, dont je vous invite à écouter l'intéressant entretien qu'il a eu avec Xavier Thomas sur Radio Grenouille :

http://www.radiogrenouille.com/audiothèque/
au-paradis-entretien-avec-jean-luc-brisson 

(résidence autour de la cité du Plan d'Aou, pour l'édition de son livre "Le Paradis", tout un programme !). Un moment de plaisir, vraiment.

 

 Daniel Martinez

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06/02/2018 | Lien permanent

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