11/06/2017
Aux éditions Actes Sud : "Tour d'Italie, Récits de voyage" ("La Lente scura"), d'Anna Maria Ortese
Anna Maria Ortese est morte il y a près de 20 ans, peu avant la fin du XXe siècle. La plupart de ses livres sont traduits et disponibles en français : cela fait une vingtaine de titres, édités par Gallimard, Actes Sud, Joëlle Losfeld. Un lecteur curieux peut se former, désormais, une idée juste de cette œuvre et constater qu'elle se divise en textes autobiographiques, en romans fantastiques ou, si l'on peut dire, oniro-politiques - genre qu'elle a inventé sans lui donner de nom -, en poèmes et en chroniques de voyage. Tour d'Italie appartient, bien entendu, à cette quatrième catégorie. Ce lecteur curieux, s'il a lu les contemporains italiens d'Anna Maria Ortese (née à Rome en 1914), ne tardera probablement pas à conclure qu'elle pourrait être la plus grande de tous. La plus grande si l'on mesure la grandeur à la liberté acquise, à la capacité d'humanité, à l'acuité et à l'honnêteté de l'intelligence. Mais peut-être pas à l'ambition ni à l'assurance.
Anna Maria Ortese doutait d'elle-même, doutait de la littérature, doutait de l'Italie, doutait de l'humanité. Ses derniers livres semblaient rompre avec le réel. Un iguane, un chardonneret, un puma, des hallucinations nocturnes et parfois diurnes, venaient troubler la narration qui pourtant était ancrée dans un paysage réaliste, dans un décor politique aux repères solides, identifiables, dans un système psychologique plutôt rationnel. Elle décrivait un monde international sur lequel elle posait un regard politique, mais "littérairement politique", c'est-à-dire, comme l'écrivait Pasolini, "avec les armes de la poésie".
On ne comprenait pas totalement ces derniers romans d'Ortese si l'on ne savait pas qu'elle avait été une journaliste sociale très singulière, qu'elle s'était engagée dans l'observation de l'Italie entre le milieu des années 1930 et le milieu des années 1960, qu'elle avait beaucoup voyagé, et que de ses voyages elle était revenue avec des récits à la fois objectifs et intérieurs.
Elle avait obtenu le prix Viareggio en 1953 pour un recueil qui établit sa renommée en Italie : La mer ne baigne pas Naples (traduit seulement 40 ans plus tard chez Gallimard). Dans ce livre étaient réunis deux brèves fictions et des articles qui appartiennent à la même catégorie et qui ont le même style que ceux de ce Tour d'Italie.
Le but premier est de déterminer les règles du langage et d'ajuster l'objectif (comme un directeur de la photographie déciderait du grain, de la lumière, de la focale, du cadrage et en changerait pour chaque scène d'un film). C'est à ce constant ajustement que l'on assiste dans le voyage d'Anna Maria Ortese, qui n'use pas de la même grammaire stylistique pour parler de Milan, Palerme, Venise, Naples, Gênes, Florence ou Rome. Même si l'Italie tout entière fait l'objet de généralités et si l'auteur peut définir, de manière globale, son projet, chaque ville a son ton.
Anna Maria Ortese a une tristesse naturelle, ce qu'elle appelle ici joliment "la lentille sombre". Mais cette mélancolie est aussitôt amendée par une combativité qui lui interdira, malgré une progressive sauvagerie (car on ne peut jamais parler dans son cas de réelle misanthropie), le défaitisme. "C'est à cette perception je dois dire qu'est peut-être due ma propension au peu - ou au néant - et mon respect pour l'Utopie - toujours haute et présente comme une lumière blanche entre les nuages bas, dans la vie sans espoir". Au cours de ses voyages, elle n'est pas avare de confidences sur ses angoisses. Mais il ne s'agit jamais d'inquiétudes circonstancielles. Plutôt de "peur quasi métaphysique" : "Comme si je n'étais plus sur cette terre, mais dans un lieu où régnaient d'autres dimensions."
Les quelques personnes qu'elle rencontre et dont elle fait le portrait ont des traits communs avec elle. Il s'agit souvent d'idéalistes, socialistes ou chrétiens, qui portent sur l'humanité un regard compassionnel, mais aussi violent, désespéré et plein de vitalité. Tout devrait les inciter à baisser les bras, mais ils ne le font pas. Ainsi ce prêtre : "Me mettre au service du monde. J'ai dit "du monde", pas de Dieu qui Lui, là où Il se trouvait, n'avait sûrement pas besoin de moi. Le monde, malheureusement, avait aussi besoin des chiens, des crapauds, des ordures. Il était triste, avec une faim énorme, un estomac comme un gouffre, il n'était que désordre et mélancolie, derrière l'apparence du blé, du soleil, de la santé, des villes bien tenues, avec les carrosses, les princes et la police".
C'est Naples et la Sicile qui inspirent à Ortese les plus belles pages. Qu'elle fasse de la première "une femme qui se tient renversée sur le sable, son grand corps frôlant l'eau, les bras indolemment croisés derrière la nuque, et fixe le ciel, avec des yeux qui semblent vides" ou qu'elle décrive le paysage sicilien "comme le temple de l'Europe" dont elle voudrait fouler le sol pieds nus, "comme les Arabes lorsqu'ils franchissent une mosquée", elle sait placer sa voix, trouver la note juste, qui fait qu'on lit sa prose comme un poème, raffiné, savant, obstiné, naturel.
René de Ceccatty
Tour d'Italie, Récits de voyage, traduit de l'italien par Marguerite Pozzoli et Claude Schmitt, éditions Actes Sud
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