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31/03/2018

René Char (1907-1988) opus 1

René Char n'avait aucune sympathie pour les interviews et, tout au long de sa vie, a refusé ce mode d'occupation de l'actualité. Au printemps 1983, il avait cependant accordé un après-midi d'entretien à Françoise Marquet, alors conservatrice au Musée d'art moderne de la Ville de Paris. Il s'y expliquait sur la création d'un musée à son nom, sur ses relations, souvent difficiles, avec l'Isle-sur-Sorgue, sa ville natale (où il a été inhumé), sur ses amitiés avec poètes et peintres et sur sa propre poésie, sa genèse, la part de mémoire qui l'habite. Cette transcription, absente naturellement de La Pléiade, en respecte le style parlé. Seuls quelques fragments largement abrégés et émondés, par souci de ne rien révéler de la vie du poète, en avaient été publiés à l'automne 1983 dans la revue L'Oeil. Les lignes qui suivent n'y ont pas été publiées.

R. C. : J'ai toujours fait ce que je voulais. Mon père était industriel, cela m'ennuyait. Mes livres illustrés m'ont presque permis de vivre. Et puis, un beau jour, on met des tableaux sur un mur, on finit d'ailleurs par les aimer un peu comme on aime ses parents, ce qui est stupide car il vaut mieux les aimer un peu comme on aime ses amis.

Pendant un demi-siècle, mes rapports avec les peintres étaient quand même aussi des rapports amicaux, ce n'étaient pas seulement des rapports de travail. Je me suis souvent brouillé avec des poètes, il n'est pas un peintre avec lequel je me suis fâché. J'ai avec eux des souvenirs qui me sont chers et que je conserve. Cela m'a conduit à cette maison que vous avez vue à l'Isle-sur-Sorgue, plus ce que j'ai chez moi. Cela dit, je ne suis pas collectionneur... Ce sont des choses que j'aime, il m'est arrivé aussi de dire je préfère cela à ceci, je comprends qu'on choisisse aussi mes poèmes, c'est la liberté d'être avec des gens dans le travail et d'essayer non pas seulement de les comprendre mais de savoir d'où vient ce sentiment qui vous attache à telle oeuvre et non pas à telle autre. Souvent, il y a chez les uns et chez les autres une étrange coïncidence. Mais on n'est jamais attaché que par de la vapeur et ce n'est pas forcément quelque chose qui s'en va. C'est sans doute ce qu'il y a de plus émouvant dans une vie lorqu'on s'aperçoit qu'elle est quand même un peu longue et qu'il serait temps d'essayer de parcourir tout le trajet qui vous est dévolu.

Chère Françoise, ce mot musée me fait horreur car il me fait l'effet d'une trompette qui sonne faux, le mot ne serait pas supportable s'il n'y avait pas, ce qui est le plus important, le plus émouvant, c'est-à-dire le noyau même de la vie ; ces lettres dont je vous ai parlé, ces manuscrits enluminés, ces oeuvres dédicacées, cette somme de rapports avec les êtres dans la liberté la plus grande. Tous ces cadeaux amicaux, ce sont mes rapports avec mes contemporains. Je n'ai rien vendu de tout ceci, bien que la vie, aussi absurde que cela paraisse, soit tout de même difficile. [...]

Les peintres sont les témoins, nous les poètes, nous sommes les acteurs.

F. M. : Que voulez-vous dire par là ?

R. C. : Je veux dire que le peintre est témoin parce que son esprit peint les choses et les dépeint, et bien que ces choses ne soient pas du tout transmises sous les traits d'une personne existante, ils ont vu, ils savent ; tandis que le poète, lui, il est toujours fou d'action, très rarement il peut se livrer à une action qui pénètre dans ce que peut-être Breton a appelé le merveilleux et que j'appellerais plutôt l'insolite. Le poète, à ce moment-là, crée le poème qui apparaît sous l'aspect d'un souvenir agissant et il faut trouver les mots. 

Récemment, il m'est arrivé de lire que le premier peintre qui avait peint le soleil dans sa totalité, c'était Le Lorrain. Avec Poussin et Georges de La Tour, ils m'amènent à quelque chose de très cher. Ils sont refoulés pendant plusieurs siècles, l'histoire les oublie, puis on s'étonne de cette absence. Il y a des choses ainsi, qui reviennent mystérieusement. On a l'impression que c'est un grand cercle, la vie, nous nous rapprochons comme cela des présocratiques, ce n'est pas de Socrate que nous nous rapprochons, ni de Caton, nous nous rapprochons d'Héraclite par une langue qui est la nôtre... Je ne sais pas si vous avez essayé quelquefois de voir la combinaison des mots qui a fait dire à Héraclite, il y a deux mille ans, "Le soleil, large comme un pied d'homme." On l'a écrit, ce matin, c'est notre poésie, ça... Pourquoi ? Non parce qu'on aurait voulu l'imiter, mais parce que, je crois, nous sommes le cercle fermé, et nous sommes les deux bouts l'un en face de l'autre, avec une époque qui se termine.

Nous sommes venus vers cette fin de cercle avec nos contemporains, avec nos peintres, que ce soit Picasso, que ce soit Mondrian, mais, pour la parole, pour ceux qui avaient à nommer, nous sommes obligés de parler avec la même langue et les mêmes paroles. Alors ça, c'est une des choses peut-être les plus émouvantes, beaucoup plus fortes que la mort, beaucoup plus fortes que les croyances, que les fois, que les superstitions.

L'homme a toutes sortes de voies qui lui ont été cachées, s'il s'en souvenait, il ne pourrait pas marcher...                       


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René Char opus 2

Voici à présent la transcription de la seconde partie de l’entretien que Char a accordé à Françoise Marquet, alors conservatrice au Musée d’art moderne de la Ville de Paris au printemps 1983, non repris par la revue L’Œil, par souci de ne rien révéler de la vie du poète.

L’histoire d’Artine

R. C. : "Artine, c’est un poème que j’ai écrit en 1930. Il a été illustré d’abord par une gravure de Dalí. Puis Matisse, en 1950, a fait 23 eaux-fortes. Ce sont des essais qui forment un véritable ensemble.

F.M. : Très tôt, vous avez souhaité associer le poème à l’image car les premiers manuscrits enluminés datent de 1945, avec Miró. La Bibliothèque nationale a fait une très belle exposition en 1980 consacrée à tous vos manuscrits enluminés. Ce lieu de rencontre que vous avez créé, n’est-ce pas la même idée de réunir dans un même espace le poète, les peintres et les liens d’amitié qui les ont toujours liés ?

R. C : Picasso avait déjà illustré en 1938 un de mes poèmes Enfants qui cribliez d’olives, et publié dans Cahiers d’Art en 1939. À cette époque, je n’ai pas pensé à ce lieu. Non, mais j’ai pensé à ceci. J’ai pensé qu’Artine existait car j’avais des raisons de croire qu’elle existe. Il y a toujours un être qui se vêt d’un certain fantôme et vous conduit par la main dans une aventure assez courte mais qui est du domaine de ce que les uns appellent "le merveilleux", les autres "extraordinaire". Toute cette histoire d’Artine est très longue, elle suit une espèce de voie où c’est d’abord une fille qui disparaît, ensuite elle rebondit sur une autre femme, une autre jeune fille. C’était pendant la guerre, en 1943, dans le village de Céreste où je me trouve dans une situation bien curieuse.
C’était un endroit assez sauvage où il fallait pouvoir, le cas échéant, si on était attaqué, maintenir le siège. Je descendais dans une vieille maison inhabitée, qu’on avait reconstruite par l’intérieur mais laissée démolie à l’extérieur. Elle se composait de deux pièces, il y avait un tas de fumier devant, sous lequel on cachait des armes en vue du débarquement. Là, j’avais une chambre, ignorée de tous, et je couchais sous sept couvertures car l’hiver il faisait un froid de canard. J’entendais aisément monter les automobiles parce que la route passe en montant dans le village puis elle descend. S’il passait un camion, je l’entendais monter, passer ses vitesses, et j’écoutais s’il sortait du village. Ainsi, je savais s’il s’en allait ou s’il restait. Dans ce cas, c’étaient les Allemands. C’était très simple. Je sortais donc de cet endroit, et j’avais retiré ma clé de la porte. Tout d’un coup, je regarde monter quelqu’un.
C’était plein d’herbes sauvages, avec des anciennes marches d’escalier, et je suis ébloui par une femme qui était une Bohémienne, une vraie Tzigane. Bien sûr, vous savez que les Tziganes ne pouvaient être tsiganes car les Allemands les ramassaient et les déportaient. Cette femme montait vers moi en baissant les yeux, elle était superbe. Et quand elle a été à deux mètres, j’ai mis la clé dans ma porte, elle a levé la tête et s’est mise devant moi, je lui ai pris la main, je lui ai ouvert la porte et je suis rentré avec elle, charmé. Nous avons fait l’amour. Cette fille-là était une espèce de point d’interrogation extraordinaire que je ne me suis pas posé de tout de suite. C’était un être absolument inouï. Nous sommes restés un long moment, puis elle est partie. Elle était d’une grande beauté.

Lorsque je me suis retrouvé seul, je me suis posé mille questions. Alors j’ai envoyé deux de mes types pour voir si quelqu’un avait vu des bohémiens. C’était très facile à repérer. Que venaient-ils faire là, peut-être étaient-ils là pour les Allemands ? Le soir même, j’ai changé d’endroit, c’était une précaution élémentaire et rien ne s’est produit.

Je dis que cette Tzigane était la sœur d’Artine, la sœur de Françoise de M., la sœur de Lola Abba*, qui est à l’origine d’Artine et dont j’ai retrouvé le nom sur la plaque d’un cimetière. On l’a retrouvée morte dans la Sorgue parce qu’elle s’y était jetée. Artine, la seconde, je l’ai rencontrée près d’ici sur l’hippodrome. Je regardais les chevaux qui se préparaient à partir et j’ai vu tout à coup à côté de moi une fille qui avait une taille de guêpe, très blonde. Elle devait avoir seize ans. On s’est regardés, puis on s’est embrassés. Puis j’ai entendu qu’on l’appelait Françoise. C’était son père. Elle est partie et je suis resté sous le délice de ce baiser. Longtemps après Artine, je l’ai rencontrée sur la route de Caumont, j’étais avec Eluard et Breton. Elle était avec sa mère, qui était peut-être plus belle qu’elle encore.

Ce sont ces souvenirs qui sont comme le pollen des arbres, un petit coup de vent et tout d’un coup il s’envole. Je veux dire que tout ça, c’est la poésie, et, mystérieusement, la peinture aussi. Parce que les peintres savent ce genre de choses qui leur arrivent."

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* Lola Abba est soeur d’Artine, in « L’Action de la justice est éteinte » (1931). Reportez-vous à La Pléiade éd. 2004 p.25, ne serait-ce que pour y relire « La manne de Lola Abba » :

« L’étroite croix noire dans les herbes portait : Lola Abba, 1912-1929.

Juillet. La nuit. Cette jeune fille morte noyée avait joué dans des herbes semblables, s’y était couchée, peut-être pour aimer… Lola Abba, 1912-1929. Un oubli difficile : une inconnue pourtant… »

27/03/2018

"Le Plâtrier siffleur" de Christian Bobin, éditions Poesis, 5 euros

En février 2018, a paru aux éditions Poesis une plaquette de quinze pages de Christian Bobin intitulée "Le Plâtrier siffleur". Ce sont des propos du poète et romancier, recueillis par Françoise Lemarchand, réflexions datant de février 2012. Elles me semblent en parfaite coïncidence avec ce que fut la vie même de Thierry Metz, voilà pourquoi je vous en parle ce soir. Écoutez plutôt :
"Le plâtrier, la femme à son ménage ou le poète à son poème, chacun construisant quelque chose de très réel, de très éphémère, ne sont pas les maîtres de ce qu'ils voient. Dans cette lutte incessante que constitue le monde dit moderne, les contemplatifs sont les guerriers les plus résistants. Ce sont peut-être eux qui pourront nous tirer d'affaire. Il faut juste que chacun se remette à faire ce qu'il a à faire, de la façon la plus simple. Les poèmes du boulanger, ce sont ses pains."

Si l'auteur constate par ailleurs que notre monde "est carnassier", c'est pour se demander comment s'en défendre utilement sans perdre pour autant ses repères. Le dilemme est là : peut-on s'en sortir en étant soi-même, hors du tourbillon infernal ? Car rien de plus fragile, au demeurant, que le poème, conçu d'abord comme une démarche : "Habiter poétiquement le monde ou habiter humainement le monde, au fond, c'est la même chose."*

Je me souviens d'une lecture de Christian à la librairie José Corti, il y a bien longtemps maintenant, nous étions pour certains assis à même le plancher de la mezzanine et l'écoutions, sans mot dire. Après coup, un critique lui reprocha son angélisme, son côté rêveur en quelque sorte. Comme si le rêve (qui a tant nourri les surréalistes et pas seulement) n'apportait rien au réel. Ce qui est faux, assurément. Bobin ne s'en défendit pas.

De fait, notre monde nous désorganise, jusque dans le plus concret. Et je pense que de cette privation naît l'écriture, celle qui transperce tout, depuis les codes sociétaux jusques aux censures implicites "modernes". Au fond, ce siècle du tout numérique n'arrivera pas à gommer les derniers résistants, comme le dit Christian, il est heureux qu'ils soient poètes avant tout, dans leur âme même.

Pour autant, cette désorganisation n'est pas fatale, elle le devient quand elle est acceptée comme un mal "nécessaire", un mal d'époque. Être soi est aussi difficile que de bien voir j'allais dire, c'est toute une éducation. Une vie entière ne suffit pas pour y arriver tout à fait (à condition déjà de le vouloir). Je ne parle pas ici du monde politique et de son piteux spectacle, ni de tout le vulgaire où se débat notre condition d'homme, passée trop souvent à perdre son temps en croyant le gagner, misère... Je parle de la vraie vie, désirante, de la vie créative qui nous est propre, dans sa quête infinie de la Beauté, toujours fuyante, souvent maltraitée mais tout à fait essentielle : autant que l'acte de respirer. La vraie poésie est bien dans le respir, dans cet air que les poumons recueillent à loisir. Merci Christian pour tes lumières, de nous réapprendre à respirer à notre rythme. DM

 

* ce sera l'exergue de Diérèse 73.