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26/07/2018

Alain Bosquet (1919-1998), en tête-à-tête

En 1970, Alain Bosquet a imaginé un entretien qu'il conduirait lui-même, se donnant la parole en quelque sorte, écoutons-le :

- Vos lectures sérieuses ?

- Mon Panthéon personnel, je l'ai bâti à seize ans. Il a peu varié. La prose pour Cervantès et la poésie pour Valéry. Il m'a suffi d'ajouter, plus tard, Kafka. Ces trois-là me nourriraient dans une île déserte, selon le cliché. A la rigueur aussi, une page de Rilke, de Saint-John Perse et quelques chapitres de Kierkegaard.

- Voulez-vous compléter votre palmarès ?

- En musique, je ne garde que Mozart, Vivaldi et Richard Strauss. Bien sûr, tout Ravel.

- La peinture ?

- L’œil est avide comme une tigresse : même quand il est rassasié, il se saoule d'images. Je crois que personne plus que Van Eyck ne m'a jamais ému : l'absolu et le trivial conjugués, l'homme proche de Dieu et à la fois dans la fange... J'aime beaucoup La Tour, bien qu'il soit surtout un grand metteur en scène : éteignez-moi cette bougie qui met en évidence toutes les rides ! Je m'incline devant Velázquez, qui ne peint que les éclopés, les monstres, les monarques dégénérés. Claude Monet me dissout avec délices : un bonhomme qui veut confondre l'eau et la terre, la terre et l'azur : une exquise noyade ! Je songe à Rubens, qui a pourvu le Christ de gros biceps. J'admire Seurat : il fragmente mon univers comme pour le rendre poudreux, impalpable, évanescent.

- Quand avez-vous décidé de votre avenir ?

- J'ai su très vite ce que je ne voulais pas être : médecin, commerçant, employé de banque, chimiste. Le verbe dans tous ses états m'a paru plus fascinant. Un bonimenteur, si vous préférez...

- La création littéraire ?

- Je crois qu'elle est d'abord une gigantesque effervescence : une fièvre.

- On la provoque ?

- On la subit. Elle vient de la rate, de la salive, du poumon, des ventricules, des cartilages, de l'aorte et du sperme. C'est insoutenable et exaltant. Elle s'échappe de vous.

- Où est votre discipline ?

- Dans la pureté du langage. Comme mes mots sont ceux des autres, si je les leur emprunte, je dois les leur rendre.
Prenez une réalité toute crue et sans surprise. Il faut la rendre rayonnante. Un peu d'excitation, peut-être. Comme l'homme est une machine à fabriquer des mythes, enduisons le réel de quelques mots magiques. Une pomme sur une commode, cela n'a rien d'excitant. Quand Chardin peint la même pomme, il lui donne un cadre et il élimine les détails inutiles : la pomme devient pure, idéale et comme chargée de significations secrètes. Reprenons la même pomme qui, de vous à moi, est un fruit stupide et fade. Je l'offre à Paul Cézanne, passant par là, entre sa pipe et son crâne chauve. Avec délicatesse, il la pose devant lui et se met à la reproduire sur une toile. Il accentue les angles : sa pomme peinte n'est pas celle de Chardin. Elle invite une réflexion bizarre : pourquoi la pomme ne serait-elle pas cubique ? L'homme a le droit d'orienter la nature hors de ses sentiers habituels. Je vais plus loin : l'homme a le devoir de corriger la nature. Il y a dans ce raisonnement un besoin de vengeance. Puisque la nature est belle et confondante, elle doit subir mes caprices : moi aussi, je suis le créateur. En somme, un dieu un peu acariâtre.

25/07/2018

La Librairie parisienne "L'Eternel retour" ; et le Marché de la Poésie : 11 au 15 juin 2014

Juin 2014

Quel est ce hasard qui me fit entrer, un soir, dans la librairie "L'Eternel retour", 79 rue Lamarck à Paris ? Sortilège de cet espace calme, destiné aux livres et aux lecteurs, ouvrant sur un calme jardin. La libraire, Marie, y est présence discrète et attentive, prompte à guider, renseigner. 
Soudain, une petite pile de livres bleus portant un bandeau rouge "Goncourt de la nouvelle 2014". (Retour arrière : 4 mars 2014. Tombent les Prix Goncourt du premier roman (Frédéric Verger pour "Arden" (Gallimard) et Nicolas Cavaillès pour "Vie de Monsieur Léguat" (éd. du Sonneur). Roman ? Nouvelle ? Le temps passe. Je suis absorbée par d'autres lectures. J'oublie...) Et près de cette pile une annonce encadrée : "Rencontre avec l'auteur le jeudi 12 juin".
Et voilà que me reviennent, et l'envie de découvrir ce livre et celle d'en connaître un peu plus sur l'auteur.
Du livre, je ne connaissais que le thème : un déroulé chronologique de la vie peu ordinaire de François Léguat (1638-1735), huguenot forcé de quitter ses terres à l'âge de cinquante ans et entrant dans un long exil, marqué d'errances et de voyages jusqu'à sa mort en Angleterre, à l'âge de 97 ans, inspiré par le journal gardant la trace de cette vie. "Voyage et aventures de François Léguat et de ses compagnons en deux îles désertes des Indes orientales...." "Il n'y parle pas de lui-même, mais l'altruisme de l'écriture compense un peu l'amertume de sa solitude". Donc une rencontre dans le temps entre un homme qui a réellement existé et vécu cet exil et un romancier qui, se saisissant de ce journal, fait œuvre singulière.
Les deux sont nés dans le même village, Saint-Jean-sur Veyle, François Léguat en 1637, Nicolas Cavaillès en 1981. Un lien ? ce livre... 
Est-ce un compte-rendu de voyage ? Entrant dans la lecture de ce livre, je sais très vite qu'il n'en était rien. Il se passe quelque chose de particulier, une sorte d'aimantation, dès les premières pages due à cette écriture rare, précise, poétique. Des phrases amples qui m'emportent au cœur d'une méditation sur la vie, la mort, le sens d'une vie.
"La sagesse de l'arbre - naître et mourir au même endroit -  est étrangère à l'humain (...) On ne choisit guère plus l'endroit où l'on meurt que celui où l'on naît (...) la  mort nie les symboles, se moque des calendriers, ne distingue aucun lieu d'un autre, et vous cueille où que vous soyez, quelle que soit l'heure".
Ainsi commence ce livre inclassable dont on ne saurait dire s'il est roman ou nouvelle.
Le texte va-t-il être grave ?
La légèreté de l'écriture me cueille dès la page suivante. Suivant "la Veyle, sombre et tranquille, indifférente aux moulins" je suis conduite dans cette petite ville de Saint-Jean-sur Veyle, là où ils sont nés, puis vers la noirceur des persécutions, "les cadavres des protestants parmi la boue et les charognes des bêtes."
Et François Léguat ? "Quoi qu'il en soit, où qu'il aille, il a tout perdu.(...) A plus de cinquante ans, délivré du souci d'avoir une vie, il peut bien aller mourir à l'autre bout du monde." De Hollande, le voilà embarqué sur "L'Hirondelle", "un trois-mâts bondé de rêveurs et d'apprentis apatrides, une dizaine de compagnons d'infortune, bannis comme lui, qui appareille le 10 juillet 1690 vers l'extrême sud,  "Longue descente dont nul ne remontera indemne". (Tout est alors précis et vérifié jusqu'au nom de chaque passager.)
Suit alors l'évocation de ce long voyage en mer, "le spectacle de l'infini... rectangles bleus de la mer et du ciel en plein océan", "soif brûlante", "écailles et plumes ("des courlieux, des alouettes marines,des fous, des frégates, des pailles-en-queue...", "le scorbut", les morts, les tempêtes. Quelques haltes : l'île de Texel, celle de Sal...  On traverse sa vie, parfois émerveillé par le chant d'un oiseau, attristé par la mort d'un tigre (page somptueuse : "La fatigue se mue en épuisement sourd, mais le tigre poursuit sa nage sans ralentir. Ses yeux sont sales, ses poils encombrés de feuilles et de boue, et toujours de parasites, son corps traîne dans l'eau comme en un long sommeil hivernal, et fouetté, enlacé, happé vers le bas. Comme la jungle engloutie, comme les créatures annihilées, son corps renonce..."). On voit par ses yeux les hommes qu'ils croisent dans ces terres du bout du monde jusqu'à son retour en Angleterre où il mourra. 
Ce livre est percutant et beau. Il sonne juste. Leguat observe ce nouveau monde à distance.
Je lis, je m'enchante : beauté, humilité, gravité. Les voyages de François Léguat deviennent pour Nicolas Cavaillès le lieu d'une méditation humaniste, une halte devant la beauté et la laideur du monde entremêlées. Livre à emporter, là où nous conduisent  les chemins de l'été - propices à la lecture. Soixante-neuf pages de bonheur.

Ce 12 juin, dans le calme du soir, des mots s'échangent entre Nicolas Cavaillès, son éditrice Valérie Millet (éd. du Sonneur), la lectrice qui a découvert le manuscrit, Marie, la libraire qui nous accueille et les lecteurs dont je suis. Conversation calme accompagnant les silences de l'auteur. C'est un homme d'écriture, réservé, attentif (mais légèrement en retrait), énigmatique. Un rêveur dont le regard intérieur plonge dans la genèse de l'écriture, enclos en elle. Il sourit, humble. Se place à côté de son livre, se dérobant à trop de questions. Il reste au seuil de ce mystère : pourquoi ce livre ? - qui pèse en notre mémoire de lecteur autant qu'un "gros" roman, tant le temps s'y étire dans cette écriture raffinée et paisible. 
La librairie est devenue un lieu de réciprocité. Nous écoutons cet écrivain silencieux qui nous renvoie patiemment et modestement à son livre. Mince ligne de visibilité éclairée de fragments du livre évoqués par les uns et les autres (chacun ayant sa pépite).
Ce qui laisse à la libraire, Marie, l'opportunité de le confronter à son travail sur Cioran ("Cioran malgré lui / écrire à l'encontre de soi" - CNRS éditions). Ne trouve-t-on pas dans ce roman l'expérience d'un exil qui donne à la vie ce côté absurde, cet humour un peu grinçant, cette impossibilité de donner un sens à la vie ?
 Ce qui laisse la possibilité à Valérie Millet, son éditrice, d'évoquer le bonheur qu'elle a eu de recevoir ce manuscrit, de son travail avec Nicolas Cavaillès, de ses démarches permettant au roman d'être présenté au jury littéraire du Goncourt (qui hésitera à le placer entre "premier roman" et "nouvelle").
Ce qui laisse à une lectrice l'occasion de rapprocher ce dire de l'exil à d'autres exils contemporains. Un livre d'humaniste qui lie le passé au présent. Une ligne de fatalité qui noue écriture et philosophie. Une quête spirituelle qui traverse par la vie de François Leguat contée par Nicolas Cavaillès, notre vie.
Le lendemain, au Marché de la poésie, j'ai retrouvé Nicolas Cavaillés tenant stand pour sa maison d'édition "Hochroth".
Romancier, poète, éditeur, chercheur, traducteur (du roumain) voici un explorateur-interprète-passeur qui nous aide à déchiffrer cette chose mystérieuse et parfois opaque : le langage.


Christiane Parrat

24/07/2018

La fiancée du vent

KOKOSHA BLOG.jpg

 Kokoschka, Oskar – Die Windsbraut, 1913
Kunstmuseum Bâle

La fiancée du vent
(légende allemande)

 

Dans un moulin du petit village de Bingen, sur la rive gauche du Rhin, vivaient un meunier veuf et sa très séduisante et coquette fille âgée de vingt ans. La blonde Marguerite, après ses luxueux atours, n’aimait rien tant que ses promenades, particulièrement à l’orée de la forêt où, un jour qu’il chassait, le fils du vieux roi, séduit à sa vue, la demanda très vite en mariage. Le père de la jeune fille, arguant les risques d’un mariage mal assorti, refusa son consentement : il avait choisi pour elle Hans, un jeune marchand de farine de Rotterdam qui d’ailleurs devait très bientôt remonter le Rhin sur son embarcation, “La Belle Hollandaise” : colère, pleurs de Marguerite vite retirée dans sa chambre où, ruminant de mauvaises pensées, « sur le coup de minuit », elle reçut la visite d’un Elfe au service du Vent. "Messire le Vent, lui dit-il, l’avait déjà en grande affection".
Elle fit donc entrer dans sa chambre – par la fenêtre ouverte -, au matin, Monseigneur le Vent qu’elle supplia de faire en sorte que “La Belle Hollandaise” ne parvînt jamais à Bingen, ce que promit le Vent à condition qu’elle lui fût fidèle. Contrat conclu, mais la Belle pensait par devers elle qu’elle dompterait facilement son nouveau prétendant.
Aidé par Bourrasque, Aquilon et Africus, le Maître des vents rejeta la barque en perdition dans l’Océan glacial arctique, rapportant à son retour des brassées de tulipes à Marguerite qu’il enlaça, la couvrant de vigoureux baisers (humides des eaux du Rhin). Et tous les jours désormais, elle trouva sur le rebord de sa fenêtre le bouquet des plus belles fleurs cueillies par le Vent.
Le meunier, de guère lasse, ne voyant pas venir Hans, consentit finalement au mariage princier.
Au moment où, dans la chambre – en haut du moulin -, le fils du roi prenait Marguerite par la taille et s’apprêtait à l’embrasser, une tornade enleva les deux fiancés dont on n’entendit plus jamais parler à Bingen.

Pacôme Yerma

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