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17/11/2019

"Agathe, conte singulier", de Paul Valéry, aux éditions Plasma, 38 pages, 1er octobre 1980

Parmi les écrits de jeunesse de Paul Valéry, ce conte dont voici un extrait, où paraît sa qualité de styliste et qui me donne à rêver sur le travail de la langue, ici gardée sauve de son propre mystère, dans la lignée d'un Jean Schlumberger ("Dialogues avec le corps endormi"). Indices d'un temps qui hésite entre raison et imaginaire, entre le corps et l'esprit, quand se fait le réveil. On est frappé par la liberté de ton de l'auteur, par les métaphores et les associations d'idées, le rythme même de la phrase, saccadé parfois, coïncidant avec le sujet et l'objet, qui sans cesse se renvoient la balle, en une danse étourdissante, un faisceau de phosphènes échappés du tréfonds, que nous livre le poète qui ajoute : "Je berce ma vérité, je rêve que je suis.", en quête de cette "perle abstraite", énigmatique, flottante, légère, irrésolue. DM

*

L'extrémité de la rumeur de la ville pénètre dans ma sphère singulière. C'est le moment que tout se fixe, et que le retentissement se décime. Les derniers changements se comptent. Un domaine extérieur démesuré se dépouille de l'existence.

L'ouïe se délie ; jusqu'à l'étendue, et elle surplombe un lieu qui se fait immense. Une créature de plus en plus fine se penche sur le vide pour boire le moindre son : j'approfondis par elle un espace que le possible souffle et je vole ! comme nul son, à la limite du suspens de moi-même, - jusqu'au timbre de mon sang et à l'animation de ma propre durée.
Tant le silence se fixe et la nuit se fortifie, qu'ils m'éveillent de plus en plus.
Que pur est le désir de demain, le chemin de moi-même vers demain ! Je sens sur le front du temps fuir le vague, l'événement venir, l'expérience fondre, et le voyage reparaître, aussi pur, aussi dur que lui-même, orné de perpétuel intellect. La nouveauté se verse d'avance, par un tour plus insensible que l'angle de la figure du ciel...

La qualité de ce calme est tellement transparente que si je suis mû par quelques moments autour de la même pensée, je distingue de leur simple diversité, cette pensée ; je vois comme elle se passe, je pressens ses retours, je balance le pouvoir d'en couper la suite, et, interrompue, de simuler un certain commencement.
Ou bien, je m'avance par une idée jusqu'à une borne déjà connue où je fus conduit de toutes parts uniquement par la rigueur, et je suis abandonné à la difficulté nue ; qui, elle, même, ne pouvant se transformer plus, et pure, m'abandonne par son immobilité pour que le reste musical de mon esprit m'envahisse. Il m'a semblé de revenir sur le bord d'un cercle impénétrable, dans lequel je suis sûr qu'il y a une chose dont je pourrais m'amuser longtemps : quelque chose brève et universelle : une perle abstraite roulerait future dans le repli de la pensée ordinaire : une loi étonnante, confondue à celui qui la cherche, habiterait ceci : un instant livrerait cette perle : quelques mots la présenteraient à toujours.


Paul Valéry

12:55 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

15/11/2019

"La récitation de l'oubli", de Franck André Jamme, éd. Fata Morgana, 18 mai 1986

Chemin du nord ! Large, sans piège, bordé de dômes de repos, rouille et blancs. Et devant chacun d'eux la clef, l'oiseau à roue, tête vibrante, la très grande fleur à sang chaud. Qui s'ouvrait, se fermait, bruissant de bleu, d'ocre et de pers. Qui ne parlait que peu : "L'homme se couche, car il est tard. Il fait monter sous ses paupières un soleil rouge, de l'orient au zénith ; puis s'endort. Matin qui vient, il fait descendre le même astre jusqu'à l'ouest, tout aussi longuement." Encore : "Il faut un amant à la nuit, chaque nuit, à la lune - un lampyre pour la ténèbre. Telle est l'offrande de l'écho." Et le grand oiseau repartait, courbant l'aigrette de son clan.


Franck André Jamme

06:05 Publié dans Auteurs | Lien permanent | Commentaires (0)

14/11/2019

Louis Soutter (1871-1942), exposé à Lausanne (21 février-4 mai 2003)

Passager clandestin du monde de l'art, Louis Soutter revient sur terre avec deux photographies. Sur la première, en 1891, il a vingt ans, et un profil de joli garçon avec l'avenir devant lui. Il veut être violoniste, ou peintre, hésitation, bientôt, il partira en Amérique y épousera miss Madge Fursman, et dirigera le département des beaux-arts du collège de Colorado Springs. Sur la deuxième, en 1937, il lui reste cinq ans à vivre dans cet hospice de Ballaigues, dans le Jura vaudois, près de la frontière française, où il est interné depuis 1923. Et, sur les deux portraits, beaucoup d'allure, une élégance folle qu'il conservera sa vie durant. Même quand il fugue de l'hospice, il a son complet prince-de-galles à grands carreaux, ses gants, sa cravate avec épingle, son melon lilas sur l'oreille et ses bottines à boutons.
En Amérique, le mariage a visiblement mal tourné, le retour en Suisse aussi, son père meurt, il tente de gagner sa vie comme violoniste, ça ne marche pas. Il est déjà en tête en l'air (il préfère écouter l'orchestre que jouer, un "hurluberlu", conclura Ernest Ansermet), il va devenir un vrai casse-tête pour sa famille.
Le "dandy vagabond" dépense sans compter pour s'habiller et mène grand train même sans le sou : il se croit encore en Amérique ! D'où son placement forcé à Ballaigues, où il continue à jouer du violon, on le lui confisque, il dessine. Car Soutter vit très mal sa mise à l'écart du monde. Il est jugé "indiscipliné et de mauvaise humeur", trouve les autres pensionnaires mal élevés et il est souvent puni. Instants de joie donc que les figures qu'il jette sur papier pour se délivrer du mal qu'on lui fait, et qu'il se fait, parfois. Filles de joie avec des bouches énormes, ponts, dieux et Sans Dieu, gangsters, flamants roses, œufs de Pâques, vierges, crucifiés, fleurs, anges, tout y passe. D'abord en noir, la couleur s'installera plus tard et le trait s'épaissira quand il peindra avec les doigts (à même le sol, et nu pour mieux se concentrer). D'ailleurs, le matériau importe peu. Quand il n'a plus de papier, il part dessiner à la poste. L'important, c'est qu'il puisse continuer à déambuler, à dormir dans la campagne et à retrouver cet état de grâce hallucinatoire qui lui permet de créer.

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«Jeux» (détail), peinture aux doigts et à l'encre noire.
(Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne)

"Je viens de faire footing (...). Oui, air, air, espace, clarté immense, civilisation de la Route, éreintement, sommeil, enfin... Visions puissantes, qui tuent les conceptions pattes de mouche, base de tous nos commencements", écrit-il à René Jeanneret, son cousin (plus connu sous le nom de Le Corbusier), l'un des seuls de la famille à lui venir en aide concrètement et moralement. L'architecte de la Cité radieuse, fasciné par ses dessins - "Il a appris à regarder en dedans", écrit-il dans la revue Minotaure, en septembre 1936 -, l'aidera à trouver du répit et une petite célébrité qui adoucira, un temps, sa vie chez les cinglés. Des visiteurs connus viendront, Giono, par exemple, qui lui achètera des dessins et lui permettra d'avoir une chambre pour lui tout seul.
Le 20 février 1942, à 71 ans, Louis Soutter meurt d'inanition. En 1976, Michel Thévoz publie le catalogue raisonné et recense 2844 œuvres auxquelles on peut ajouter les 150 retrouvées depuis. Soutter s'acquittait parfois de ses dettes avec un dessin. Que les gens jetaient, sans même y faire attention : un fou ! Tant pis pour eux. Après le Kunstmuseum de Bâle, en l'an 2003, Lausanne lui a rendu hommage avec deux expositions regroupant 300 œuvres. La première, à la Collection de l'Art brut, s'attachait à montrer sa singularité, de ses premiers dessins à la plume sur des cahiers d'écolier aux dernières peintures tracées avec les doigts. La deuxième, au Musée cantonal des Beaux Arts, s'essayait - face à l'explosion anticonformiste de ce créateur vaudois -, de le confronter aux artistes de son époque, René Auberjonois, Juan Gris, Marcel Poncet ou Georges Rouault, dont il fut l'exact contemporain. Une démonstration difficile à appréhender tant Soutter vole la vedette aux artistes patentés avec son œuvre littéralement éblouissante, sauf peut-être avec Poncet et ses scènes de bordel qui sont dans la même veine que les filles vues par Soutter, cruelles et ironiques. Mais les deux expositions, réalisées de concert et complémentaires, révèlaient surtout le destin d'un homme né pour être pharmacien, comme son papa, et qui mourut dans l'asile où sa famille l'avait placé, seul et pratiquement aveugle après avoir enfanté plus de 12 000 dessins.


Brigitte Ollier

04:09 Publié dans Arts | Lien permanent | Commentaires (0)